Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1. Constantin-François Volney
si, lorsqu'il les entend vanter la beauté de ses eaux, il sourit de leur ignorance. Jamais ces eaux troubles et fangeuses n'auront pour lui le charme des claires fontaines et des ruisseaux limpides; jamais, à moins d'un sentiment exalté par la privation, le corps d'une Égyptienne, hâlé et ruisselant d'une eau jaunâtre, ne lui rappellera les Naïades sortant du bain. Six mois de l'année l'eau du fleuve est si bourbeuse, qu'il faut la faire déposer pour la boire11: pendant les trois mois qui précèdent l'inondation, réduite à une petite profondeur, elle s'échauffe dans son lit, devient verdâtre, fétide et remplie de vers; et il faut recourir à celle que l'on a reçue et conservée dans les citernes. Dans toutes les saisons, les gens délicats ont soin de la parfumer. Au reste, l'on ne fait en aucun pays un aussi grand usage d'eau. Dans les maisons, dans les rues, partout, le premier objet qui se présente est un vase d'eau, et le premier mouvement d'un Égyptien est de le saisir et d'en boire un grand trait, qui n'incommode point, grace à l'extrême transpiration. Ces vases, qui sont de terre cuite non vernissée, laissent filtrer l'eau au point qu'ils se vident en quelques heures. L'objet que l'on se propose par ce mécanisme est d'entretenir l'eau bien fraîche, et l'on y parvient d'autant mieux qu'on l'expose à un courant d'air plus vif. Dans quelques lieux de la Syrie l'on boit l'eau qui a transsudé; mais en Égypte l'on boit celle qui reste dans le vase.
Depuis quelques années, l'action du Nil sur le terrain de l'Égypte est devenue un problème qui partage les savants et les naturalistes. En considérant la quantité de limon que le fleuve dépose, et en rapprochant les témoignages des anciens des observations des modernes, plusieurs pensent que le Delta a pris un accroissement considérable tant en élévation qu'en étendue. Savary vient de donner plus de poids à cette opinion, dans les Lettres qu'il a publiées sur l'Égypte; mais comme les faits et les autorités qu'il allègue me donnent des résultats différents des siens, je crois devoir porter nos contradictions au tribunal du public. La discussion en devient d'autant plus nécessaire que ce voyageur ayant demeuré deux ans sur les lieux, son témoignage ne tarderait pas de passer en loi: établissons les questions, et traitons d'abord de l'agrandissement du Delta.
Un historien grec, qui a dit sur l'Égypte ancienne presque tout ce que nous en savons, et ce que chaque jour constate, Hérodote d'Halicarnasse, écrivait, il y a 22 siècles:
«L'Égypte, où abordent les Grecs (le Delta), est une terre acquise, un don du fleuve, ainsi que tout le pays marécageux qui s'étend en remontant jusqu'à trois jours de navigation»12.
Les raisons qu'il allègue de cette assertion prouvent qu'il ne la fondait pas sur des préjugés. «En effet, ajoute-t-il, le terrain de l'Égypte, qui est un limon noir et gras, diffère absolument, et du sol de l'Afrique, qui est de sable rouge, et de celui de l'Arabie, qui est argileux et rocailleux... Ce limon est apporté de l'Éthiopie par le Nil... et les coquillages que l'on trouve dans le désert prouvent assez que jadis la mer s'étendait plus avant dans les terres.»
En reconnaissant cet empiètement du fleuve si conforme à la nature, Hérodote n'en a pas déterminé les proportions. Savary a cru pouvoir le suppléer: examinons son raisonnement.
En croissant en hauteur, «l'Égypte13 s'est aussi augmentée en longueur; entre plusieurs faits que l'histoire présente, j'en choisirai un seul. Sous le règne de Psammétique, les Milésiens abordèrent avec trente vaisseaux à l'embouchure Bolbitine, aujourd'hui celle de Rosette, et s'y fortifièrent. Ils bâtirent une ville qu'ils nommèrent Metelis (Strabo, lib. XVII): c'est la même que Faoué, qui, dans les vocabulaires coptes, a conservé le nom de Messil. Cette ville, autrefois port de mer, s'en trouve actuellement éloignée de 9 lieues: c'est l'espace dont le Delta s'est prolongé depuis Psammétique jusqu'à nous.»
Rien de si précis au premier aspect que ce raisonnement; mais en recourant à l'original, dont Savary s'autorise, on trouve que le fait principal manque. Voici le texte de Strabon, traduit à la lettre14.
«Après l'embouchure Bolbitine, est un cap sablonneux et bas, appelé Corne de l'Agneau, lequel s'étend assez loin (en mer); puis vient la Guérite de Persée et le Mur des Milésiens: car les Milésiens, au temps de Kyaxares, roi des Mèdes, qui fut aussi le temps de Psammétique, roi d'Égypte, ayant abordé avec trente vaisseaux à l'embouchure Bolbitine, ils descendirent à terre, et construisirent l'ouvrage qui porte leur nom. Quelque temps après, s'étant avancés vers le nome de Saïs, et ayant battu les troupes d'Inarès dans un combat sur le fleuve, ils fondèrent la ville de Naucratis, un peu au-dessous de Schedia. Après le Mur des Milésiens, en allant vers l'embouchure Sebennytique, sont des lacs, tels que celui de Rutos, etc.»
Tel est le passage de Strabon au sujet des Milésiens; on n'y voit pas la moindre mention de Metelis, dont le nom même n'existe pas dans son ouvrage. C'est Ptolomée qui l'a fourni à d'Anville15, sans le rapporter aux Milésiens: et à moins que Savary ne prouve l'identité de Metelis et du mur Milésien par des recherches faites sur les lieux, on ne doit pas admettre ses conclusions.
Il a pensé qu'Homère lui offrait un témoignage analogue dans les passages où il parle de la distance de l'île du Phare à l'Égypte: le lecteur va juger s'il est plus fondé. Je cite la traduction de madame Dacier16, moins brillante, mais plus littérale qu'aucune autre; et ici le littéral nous importe le plus.
«Dans la mer d'Égypte, vis-à-vis du Nil,» raconte Ménélas, «il y a une certaine île qu'on appelle le Phare; elle est éloignée d'une des embouchures de ce fleuve, d'autant de chemin qu'en peut faire en un jour un vaisseau qui a le vent en poupe.» Et plus bas, Protée dit à Ménélas: «Le destin inflexible ne vous permet pas de revoir votre patrie.... que vous ne soyez retourné encore dans le fleuve Égyptus, et que vous n'ayez offert des hécatombes parfaites aux immortels.
«Il dit,» reprend Ménélas, «et mon cœur fut saisi de douleur et de tristesse, parce que ce dieu m'ordonnait de rentrer dans le fleuve Égyptus, dont le chemin est difficile et dangereux.»
De ces passages, et surtout du premier, Savary veut induire que le Phare, aujourd'hui joint au rivage, en était jadis très-éloigné: mais lorsque Homère parle de la distance de cette île, il ne l'applique pas à ce rivage en face, comme l'a traduit le voyageur; il l'applique à la terre d'Égypte, au fleuve du Nil. En second lieu, par journée de navigation, on aurait tort d'entendre l'espace indéfini que pouvaient parcourir les vaisseaux ou, pour mieux dire, les bateaux des anciens. En usitant ce terme, les Grecs lui attribuaient une valeur fixe de 540 stades. Hérodote17, qui nous apprend expressément ce fait, en donne un exemple quand il dit que le Nil a empiété sur la mer le terrain qui va en remontant jusqu'à trois jours de navigation; et les 1,620 stades qui en résultent, reviennent au calcul plus précis de 1,500 stades, qu'il compte ailleurs d'Héliopolis à la mer. Or, en prenant avec d'Anville les 540 stades pour 27,000 toises, ou près d'un demi-degré18, on trouve, par le compas, que cette mesure est la distance du Phare au Nil même; elle s'applique surtout à deux tiers de lieue au-dessus de Rosette, dans un local où l'on a quelque droit de placer la ville qui donnait son nom à l'embouchure Bolbitine; et il est remarquable que c'était celle que fréquentaient les Grecs, et où abordèrent les Milesiens, un siècle et demi après Homère. Rien ne prouve donc l'empiètement du Delta ou du continent aussi rapide qu'on le suppose; et si l'on voulait le soutenir, il resterait à expliquer comment ce rivage, qui n'a pas gagné une demi-lieue depuis Alexandre, en gagna 11 dans le temps infiniment moindre qui s'écoula de Ménélas à ce conquérant19.»
Il existait un moyen plus authentique d'évaluer cet empiètement; c'est la mesure positive de l'Égypte, donnée par Hérodote. Voici son texte: «La largeur de l'Égypte sur la mer, depuis le golfe Plintinite jusqu'au marais
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On se sert, pour cet effet, d'amandes amères, dont on frotte le vase, et alors elle est réellement légère et bonne. Mais il n'y a que la soif, ou la prévention, qui puisse la mettre au-dessus de nos fontaines et de nos grandes rivières, telles que la Seine et la Loire.
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Voyez l'excellent
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Odyssée, liv. IV.
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Il ne s'en faut que de 1,300 toises.
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On peut reprocher à Homère de n'être pas exact, quand il dit que le Phare était vis-à-vis du Nil; mais pour l'excuser on peut dire que, parlant de l'Égypte comme du bout du monde, il n'a pas dû se piquer d'une précision stricte. En second lieu, la branche Canopique allait jadis par les lacs s'ouvrir près d'Abouqir; et si, comme la vue du terrain me le fait penser, elle passa jadis à l'ouest même d'Abouqir, qui aurait été une île, Homère a pu dire, avec raison, que le Phare était vis-à-vis du Nil.