Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1. Constantin-François Volney

Voyage en Égypte et en Syrie - Tome 1 - Constantin-François Volney


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demi-circulaire, et que les lignes du rivage d'Arabie et d'Afrique qu'il déborde, ont une direction rentrante vers le fond du Delta, qui décèle que jadis ce terrain fut un golfe que le temps a rempli.

      Ce comblement, commun à tous les fleuves, s'est exécuté par un mécanisme qui leur est également commun: les eaux des pluies et des neiges roulant des montagnes dans les vallées, ne cessent d'entraîner les terres qu'elles arrachent par leur chute. La partie pesante de ces débris, comme les cailloux et les sables, s'arrête bientôt, si un courant rapide ne la chasse. Mais si les eaux ne trouvent qu'un terreau fin et léger, elles s'en chargent en abondance, et en roulent les bancs avec facilité. Le Nil, qui a trouvé de pareils matériaux dans l'Abissinie et l'Afrique intérieure, s'en est servi pour hâter ses travaux; ses eaux s'en sont chargées, son lit s'en est rempli; souvent même il s'en embarrasse au point d'être gêné dans son cours. Mais quand l'inondation lui rend ses forces, il chasse ces bancs vers la mer, en même temps qu'il en amène d'autres pour la saison suivante: arrivées à son embouchure, les boues s'entassent et forment des grèves, parce que la pente ne donne plus assez d'action au courant, et parce que la mer forme un équilibre de résistance. La stagnation qui s'ensuit force la partie ténue, qui jusqu'alors avait surnagé, à se déposer, et elle se dépose surtout aux lieux où il y a moins de mouvement, tels que les rivages. Ainsi la côte s'enrichit peu à peu des débris du pays supérieur du Delta même; car si le Nil enlève à l'Abissinie pour donner à la Thébaïde, il enlève à la Thébaïde pour porter au Delta, et au Delta pour porter à la mer. Partout où ses eaux ont un courant, il dépouille le même sol qu'il enrichit. Quand on remonte au Kaire dans les eaux basses, on voit partout les bords taillés à pic, s'écrouler par pans. Le Nil qui les mine par le pied, privant d'appui leur terre légère, elle tombe dans son lit. Dans les grandes eaux, elle s'imbibe, se délaye; et lorsque le soleil et la sécheresse reviennent, elle se gerce et s'écroule encore par grands pans que le Nil entraîne. C'est ainsi que plusieurs canaux se sont comblés, et que d'autres se sont élargis, en élevant sans cesse le lit du fleuve. Le plus fréquenté de nos jours, celui qui vient de Nadir à la branche de Damiât, est dans ce cas. Ce canal, creusé d'abord de main d'homme, est devenu semblable à la Seine en plusieurs endroits. Il supplée même à la branche-mère qui va de Batn el Baqara à Nadir, et qui se comble au point que si on ne la dégorge pas, elle finira par devenir terre ferme: la raison en est que le fleuve tend sans cesse à la ligne droite dans laquelle il a plus de force; c'est par cette même raison qu'il a préféré la branche Bolbitine, qui n'était d'abord qu'un canal factice, à la branche Canopique40.

      De ce mécanisme du fleuve, il résulte encore que les principaux comblemens doivent se faire sur la ligne des plus grandes embouchures et du plus fort courant; l'aspect du terrain est conforme à cette théorie. En jetant l'œil sur la carte, on s'aperçoit que la saillie des terres est surtout dans la direction des branches de Rosette et de Damiât. Le terrain latéral et l'intermédiaire sont demeurés lac et marais indivis entre le continent et la mer, parce que les petits canaux qui s'y rendent n'ont pu opérer qu'un comblement imparfait. Ce n'est qu'avec la plus grande lenteur que les dépôts et les limons s'élèvent; sans doute même ce moyen ne parviendrait jamais à les porter au-dessus des eaux, s'il ne s'y joignait un autre agent plus actif qui est la mer. C'est elle qui travaille sans relâche à élever le niveau des rives basses au-dessus de ses propres eaux. En effet, les flots venant expirer sur le rivage, poussent le sable et le limon qu'ils rencontrent en arrivant; leur battement accumule ensuite cette digue légère, et lui donne un exhaussement qu'elle n'eût jamais pris dans les eaux tranquilles. Ce fait est sensible pour quiconque marche au bord de la mer, sur un rivage bas et mouvant: mais il faut que la mer n'ait pas de courant sur la plage; car si elle perd aux lieux où elle est en remous, elle gagne à ceux où elle est en mouvement. Quand les grèves sont enfin à fleur d'eau, la main des hommes s'en empare. Mais au lieu de dire qu'elle en élève le niveau au-dessus de l'eau, on devrait dire qu'elle abaisse le niveau de l'eau au-dessous, vu que les canaux que l'on creuse, rassemblent en de petits espaces les nappes qui étaient répandues sur de plus grands41. C'est ainsi que le Delta a dû se former avec une lenteur qui a demandé plus de siècles que nous n'en connaissons; mais le temps ne manque pas à la nature42.

      Il reste certainement beaucoup d'observations à faire ou à recommencer dans ce pays; mais, comme je l'ai déja dit, elles ont de grandes difficultés. Pour les vaincre, il faudrait du temps, de l'adresse et de la dépense; à bien des égards même, les obstacles accessoires sont plus graves que ceux du fond. M. le baron de Tott en a fait une épreuve récente pour le nilomètre. En vain a-t-il tenté de séduire les gardiens; en vain a-t-il donné et promis des sequins aux crieurs, pour en obtenir les vraies hauteurs du Nil; leurs rapports contradictoires ont prouvé leur mauvaise foi ou leur ignorance commune. On dira peut-être qu'il faudrait établir des colonnes dans des maisons particulières; mais ces opérations, simples en théorie, sont impossibles en pratique: on s'exposerait à des risques trop graves. Cette curiosité même que les Francs portent avec eux, chagrine de plus en plus les Turks. Ils pensent que l'on en veut à leur pays; et ce qui se passe de la part des Russes, joint à des préjugés répandus, affermit leurs soupçons. C'est un bruit général dans l'empire à ce moment, que les temps prédits sont arrivés; que la puissance et la religion des Musulmans vont être détruites; que le roi Jaune va venir établir un empire nouveau, etc. Mais il est temps de reprendre nos idées.

      Je passe légèrement sur la saison43 du débordement, assez connue; sur sa gradation insensible et non subite comme celle de nos rivières; sur ses diversités qui le montrent tantôt faible et tantôt fort, quelquefois même nul: cas très-rare, mais dont on cite deux ou trois exemples. Tous ces objets sont trop connus pour les répéter; on sait également que les causes de ces phénomènes qui furent une énigme pour les anciens44, n'en sont plus une pour les Européens. Depuis que leurs voyageurs leur ont appris que l'Abissinie et la partie adjacente de l'Afrique sont inondées de pluie en mai, juin et juillet, ils ont conclu, avec raison, que ce sont ces pluies qui, par la disposition du terrain, affluant de mille rivières, se rassemblent dans une même vallée, pour venir sur des rives lointaines offrir le spectacle imposant d'une masse d'eau qui emploie trois mois à s'écouler. On laisse aux physiciens grecs cette action des vents de nord ou étésiens, qui, par une prétendue pression, arrêtaient le cours du fleuve; il est même étonnant qu'ils aient jamais admis cette explication; car le vent n'agissant que sur la surface de l'eau, il n'empêche point le fond d'obéir à la pente. En vain des modernes ont allégué l'exemple de la Méditerranée, qui, par la durée des vents d'est, découvre la côte de Syrie d'un pied ou un pied et demi, pour recouvrir de la même quantité celles d'Espagne et de Provence, et qui, par les vents d'ouest, opère l'inverse: il n'y a aucune comparaison entre une mer sans pente et un fleuve, entre la nappe de la Méditerranée et celle du Nil, entre vingt-six pieds et dix-huit pouces.

      CHAPITRE IV.

      Des vents et de leurs phénomènes

      CES vents du nord, dont le retour a lieu chaque année aux mêmes époques, ont un emploi plus vrai, celui de porter en Abissinie une prodigieuse quantité de nuages. Depuis avril jusqu'en juillet, on ne cesse d'en voir remonter vers le sud, et l'on serait quelquefois tenté d'en attendre de la pluie; mais cette terre brûlée leur demande en vain un bienfait qui doit lui revenir sous une autre forme. Jamais il ne pleut dans le Delta en été; dans tout le cours de l'année même, il y pleut rarement, et en petite quantité. L'année 1761, observée par Niebuhr, fut un cas extraordinaire que l'on cite encore. Les accidens que les pluies causèrent dans la basse Égypte, dont une foule de villages, bâtis en terre, s'écroulèrent, prouvent assez qu'on y regarde comme rare cette abondance d'eau. Il faut d'ailleurs observer qu'il pleut d'autant moins que l'on s'élève davantage vers le Saïd. Ainsi, il pleut plus souvent à Alexandrie et à Rosette qu'au Kaire, et au Kaire qu'à Minié. La pluie est presque un prodige à Djirdjé. Nous autres habitants de contrées humides, nous ne concevons pas comment un pays peut


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Hérod., lib. II.

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Cette quantité de canaux est une raison qui peut faire varier les degrés de l'inondation: car s'il y en a beaucoup, et qu'ils soient profonds, l'eau s'écoulera plus vite, et s'élèvera moins; s'il y en a peu, et qu'ils soient superficiels, il arrivera le contraire.

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Depuis la publication de ce voyage, l'on m'a fait connaître un mémoire de Fréret (Acad. des Inscrip., tom. XVI), dans lequel ces questions se trouvent avoir été débattues dès 1745. Dans ce Mémoire, ce savant critique, attaquant de front le récit d'Hérodote et le témoignage des prêtres égyptiens, prétend que le Delta n'a subi aucun changement depuis les siècles les plus reculés: il fonde ses raisons contre son accroissement, sur la position des villes de Tanis, de Damiât et de Rosette, mais les faits qu'il cite sont vagues, et la différence de la mesure de Niebuhr en excès sur celle d'Hérodote, est un argument péremptoire contre son sentiment. A l'égard de son exhaussement, il prouve par plus d'auteurs que je n'en ai cités, que depuis Moeris jusqu'à la fin du quinzième siècle, l'inondation n'a pas cessé d'être la même: ce n'est que depuis ce temps que les voyageurs ont parlé d'une inondation de 22 et 23 coudées. Le prince Radzivil est le premier qui en ait fait mention en l'année 1583. Fréret, rejetant son témoignage et celui des autres, soutient que l'inondation est toujours la même, et que la différence des anciens aux modernes vient de ce que les uns comptent depuis le fond de l'eau, pendant que les autres ne comptaient que depuis la surface des eaux basses. Il invoque les observations de Shaw et de Pocoke; mais en appuyant sa conséquence, elles démentent son explication: en effet, d'après ces observations, la crue du Nil au-dessus des plus basses eaux fut en 1714 de 10 coudées 26 doigts, qui, jointes à 5 coudées et quelques doigts qu'avait déja le fleuve, donnent 16 coudées et quelques doigts au-dessus du fond: en 1715 la crue au-dessus des basses eaux fut de 10 coudées, qui, jointes à 6 coudées qu'avaient déja les eaux, forment 16 coudées: en 1738 elle fut de 11 coudées 15 doigts, qui, jointes à 5 qu'avait le fleuve, font 16 coudées, et non pas 20, comme le dit Fréret, p. 353. Donc les anciens ont compté comme nous depuis le fond, et l'état reste le même que de tout temps. En se trompant à cet égard, Fréret rapporte un fait qui, s'il est vrai, est le nœud de l'énigme; car il dit avoir vu une coudée du nilomètre qui n'a que 15 pouces 8 lignes de France; or 22 coudées de 15 pouces 8 lignes font 344 pouces 8 lignes, tandis que 16 coudées en donnent 328, ce qui ne laisse qu'un pied 4 pouces de différence; en sorte qu'il serait possible que cette nouvelle coudée fût une innovation des Turks, et que le méqîas portât plusieurs espèces de coudées. Du reste il n'a point compris l'altération d'Omar, citée par Kâlkâchenda; et il est loin de résoudre les 8 coudées de Moeris, en disant qu'elles proviennent de la dérivation de Soulac. Ainsi, sans déroger au respect dû à Fréret, je persiste dans mes conclusions.

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On l'assigne au 19 juin précis, mais il serait difficile d'en déterminer les premiers instans aussi rigoureusement que le veulent faire les Coptes.

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Cependant Démocrite l'avait devinée. Voyez l'Histoire de Diodore de Sicile, liv. II. Je suis même porté à croire qu'Homère en a eu connaissance; car l'épithète qu'il donne au Nil (diipetès, tirant son origine du ciel) est une allusion sensible aux pluies: et j'en conclus que les anciens prêtres égyptiens ont eu une physique plus étendue que l'on ne pense; et que les traditions qui avaient cours dans la Grèce, n'étaient qu'une émanation de leurs livres sacrés.