Gutenberg. Figuier Louis
et se rencontrent, nez à nez, au second tour, au milieu du théâtre.
C'est toi, grand frère? Où vas-tu ainsi, le nez en l'air?9
C'est toi, petit frère? Où vas-tu ainsi, le poing sur la hanche?
Chez Gutenberg, l'orfèvre.
Et moi chez le père Grimmel, le marchand d'estampes.
Gageons que nous venons tous les deux pour la même chose.
Les feuillets gravés par Gutenberg, n'est-ce pas?
Tout juste.
Eh bien! Allons voir ça!
Ils vont prendre, à la devanture de la boutique du marchand d'estampes, les feuillets, et reviennent au milieu du théâtre.
C'est vraiment extraordinaire! Quelle écriture admirable! Pas une lettre ne dépasse l'autre… Partout même largeur de lignes… Et s'il y a une faute, un trait singulier sur un feuillet, on trouve la même faute, le même trait, sur tous les autres… C'est la même page constamment reproduite… Que dis-tu de cela, petit frère?
Je dis, grand frère, que si cette invention se répand, tout le corps de Mayence, dont nous avons l'honneur de faire partie (Ils saluent tous les deux, du pied droit, et en ôtant leur bonnet.) n'a plus de raison d'être, ni de moyen d'existence… et que nous n'avons plus qu'à nous faire moines ou soldats.
Et c'est ce Gutenberg qui a fait cela!… Je ne l'aimais déjà pas beaucoup, ce jeune homme. Il est gentilhomme et de famille noble, et il s'est fait artisan. Il avait un bon et vieux nom, celui des Gensfleisch, et il l'a quitté, pour prendre le nom d'un petit domaine qu'il possède à Gutenberg. Enfin, voilà qu'il lui vient la déplorable idée de ruiner les copistes!
Et aucune loi ne peut l'empêcher de mettre subitement sur le pavé une foule de pauvres diables, comme toi et moi?
Aucune… Nous n'avons rien contre lui… Excepté ceci.
Il tire un poignard.
Ou cela… (il tire un poignard plus grand.) Alors, grand frère, tu ne verrais pas d'inconvénients?
Il fait le geste de poignarder.
Au contraire!… morte la bête, mort le venin.
J'ai pris, à tout hasard, quelques informations sur notre homme… Il sort, chaque soir, à huit heures, après son repas, et se rend à la brasserie du Rhin, pour deviser, avec ses deux amis, Conrad Hummer et André Dritzen, de choses de jeunesse et d'amour.
De sorte qu'il suffirait, ce soir, par exemple, de nous cacher dans un coin de la rue, et d'attendre notre cavalier.
À ce soir, grand frère! J'aurai mon poignard.
Et moi le mien… c'est-à-dire, non!… j'apporterai une dague: on frappe de plus loin.
À ce soir!… Gutenberg est un homme mort.
SCÈNE XII
Les Mêmes, CONRAD HUMMER, ANDRÉ DRITZEN, sortant de la boutique de Gutenberg.
Conrad Hummer et André Dritzen sont entrés à la fin de la scène précédente, et ont entendu les dernières paroles des deux Zum. Ils s'approchent vivement des deux Zum, et chacun les prend par un bras.
Ah! mes drôles, c'est l'assassinat de notre ami Gutenberg que vous complotiez ainsi12.
Vous vous trompez! Vous avez espionné tout de travers. Nous ne parlions pas du tout de faire du mal à votre ami.
Et que disiez-vous donc?
Nous disions que celui qui a fait et exposé ces feuillets d'écriture, est un mécréant et un sorcier; car jamais main d'homme ne saurait en créer de pareils. J'en appelle à tout le monde13. Je demande à tous les bourgeois de la ville (Montrant les feuillets.) si ce n'est pas là une œuvre magique et diabolique.
SCÈNE XIII
Les Mêmes, FRIÉLO, DRITZEN, CONRAD HUMMER, Bourgeois, Peuple, puis FUST et GUTENBERG
Pendant les dernières paroles de Zum, des bourgeois, des passants sont entrés, et se sont peu à peu rassemblés devant la boutique de Grimmel.
Mon doux Jésus! Que restera-t-il aux honnêtes copistes pour vivre, si les mécréants se mettent à faire leur besogne? En écrivant du matin au soir, et du soir au matin, la vie d'un homme ne suffirait pas à copier les manuscrits que Jean Gensfleich a livrés ce matin à ce marchand d'estampes.
Hélas! maître, à quoi cela vous servira-t-il, sinon à vous faire brûler comme sorcier, de pouvoir écrire plus vite que personne? Le monde en ira-t-il mieux? Je crains qu'il n'aille, au contraire, plus mal, en commençant par nous. Renoncez à vos projets, il en est temps encore. Acceptez la protection du seigneur Fust, ou nous sommes perdus!
Si tu m'aimes, tais-toi, si tu as peur, va-t'en. (Au peuple.) Qu'y a-t-il? que me voulez-vous? Amis, répondez. De quoi m'accuse-t-on?
On t'accuse de sorcellerie; car il n'y a que le démon qui ait pu, sans l'aide d'une main humaine, tracer des caractères semblables. Tes feuillets sentent le roussi: ce sont des œuvres d'enfer!
Hésiterez-vous à condamner comme sorcier, celui qui écrit à l'aide de maléfices?
Mort au renégat! mort à Gensfleisch!… mort à Gutenberg! À mort! à mort!
Eh bien! jeune homme, tu le vois, toi et ton œuvre allez périr ensemble. Un mot, et je te sauve: un mot, et ce peuple menaçant se prosterne devant toi. Une dernière fois, je t'offre mon appui. Veux-tu me confier ton secret?
Jamais!
Fust fait un geste d'encouragement aux deux Zum, et sort, par la droite.
Mort à l'hérétique!… À mort! à mort!
Annette et Hébèle sortent de la boutique d'orfèvre; Friélo leur montre le peuple en courroux; Conrad et Dritzen les rassurent.
SCÈNE XIV
Les Mêmes, DIETHER D'YSSEMBOURG
Diether est précédé de soldats, qui font reculer le peuple à droite et à gauche, et restent au fond.15
Quel est ce tumulte? Pourquoi ces cris?… Silence, bourgeois et manants! C'est moi, votre chef, votre souverain, votre père, qui ai seul ici le droit d'accuser, de punir ou d'absoudre. Si Gutenberg est coupable, il sera condamné; s'il est innocent, pourquoi ces menaces? Justice sera faite. Retirez-vous un moment (Le peuple
9
Le petit Zum, Zum.
10
Zum, le petit Zum.
11
Zum, le petit Zum.
12
Conrad, Zum, le petit Zum, Dritzen.
13
Conrad, Dritzen, le petit Zum, Zum.
14
Friélo, Gutenberg, Conrad Dritzen, Petit Zum, Zum, Fust, peuple et bourgeois au fond.
15
Annette, Hébèle, Dritzen, Conrad, Friélo, Gutenberg, Diether, Petit Zum, Zum, Soldats, Peuple, Bourgeois, au fond.