Gutenberg. Figuier Louis
par la gauche.
Je suis seul!… bien seul!… Vous savez, sainte dame, la vierge, si j'aime ma fille, l'ange consolateur de ma vieillesse. Eh bien! que je sois privé du salut éternel, si je ne regarde pas mon invention comme un second enfant, qui, autant que ma fille, a droit à ma tendresse… (Il ouvre un tiroir du bahut, et y prend une casse d'imprimerie.) Mon invention, la voilà! (Il pose la casse sur le guéridon.) Jusqu'ici, l'existence d'un pauvre copiste était à peine suffisante pour transcrire une bible ou un livre d'heures; mais désormais, grâce à mes caractères mobiles, on pourra reproduire mécaniquement les manuscrits. (Il prend quelques caractères dans la casse d'imprimerie, les regarde et s'assied près du guéridon.) Chers caractères, enfants de mon esprit, fruits de mes veilles et de mes labeurs, idée qui a germé dans ma tête, pendant quarante années, quel bonheur j'éprouve à vous contempler!… À vous appartiendra le pouvoir d'exprimer les sentiments les plus divers et les plus opposés de l'âme humaine!… La science, l'histoire, la poésie, naîtront, tour à tour, de votre arrangement multiple… En vous, l'écolier épèlera son rudiment, le savant consignera ses doctrines, le vieillard relira ses prières… Aux financiers, vous parlerez de chiffres; aux femmes, de parures; à la jeunesse, de plaisirs. Vous chanterez l'amour, après avoir célébré la gloire, et vous raconterez à l'avenir, les événements du passé… À vous reviendra l'honneur de régénérer le monde; car vous vous nommerez l'imprimerie, c'est-à-dire la voix universelle de l'humanité!… Puisse l'hypocrisie, le mensonge, ni la calomnie, ne jamais souiller vos empreintes!… (Il se lève et va remettre les caractères dans la casse, puis il replace la casse dans le tiroir du bahut.) Personne ne connaît mon secret. Si mon imagerie est ouverte et accessible à chacun, l'atelier où je cisèle et fonds mes caractères, est fermé à tous les regards. Là, comme en un sanctuaire, où l'on aime à prier seul, je travaille dans la solitude et le silence… Mais, à mon âge, la mort est proche, et je dois léguer ma découverte à un héritier capable de la faire grandir… Lorsque Gutenberg est arrivé à Harlem, il m'a semblé que le ciel l'envoyait; car le feu sacré de l'artiste brûle dans l'âme honnête de ce jeune ouvrier. Il aimera ma fille et perfectionnera mon œuvre. Je quitterai la terre avec moins de regret, lorsque j'aurai assuré le bonheur de Martha et l'avenir de l'imprimerie. (Apercevant à travers le vitrage Gutenberg, qui arrive du fond gauche.) Gutenberg!
SCÈNE V
COSTER, GUTENBERG
Arrive donc, mon ami… aurais-tu oublié que tu déjeunes avec moi?
Non, maître, je n'aurais garde de l'oublier. Et je vous remercie de tout mon cœur, de l'honneur que vous me faites.
Alors, à table! (Ils se mettent à table.)16 Dès le jour où tu es entré ici, j'ai vu que tu n'étais pas un ouvrier ordinaire, et je t'ai voué une affection paternelle.
Je suis fier de posséder votre estime, maître Coster; et je me souviendrai toujours de l'accueil bienveillant que vous avez fait au jeune inconnu qui vint frapper, il y a trois ans, à la porte de votre maison.
C'est moi qui dois te remercier; car, depuis ton arrivée, mon imagerie n'a cessé de prospérer.
SCÈNE VI
Les Mêmes, MARTHA
Elle entre par la gauche, portant, sur un plateau, un cruchon de curaçao, qu'elle place sur le bahut, à gauche.—Elle fait une révérence à Gutenberg.—Gutenberg la salue et ne la quitte pas des yeux, Coster regarde les deux jeunes gens, en se frottant les mains.
Une coutume qui nous est douce, à nous, bourgeois de la Hollande, c'est de nous faire servir par nos femmes et nos filles. Les mets et le vin semblent meilleurs lorsque c'est une main chérie qui vous les présente… Verse-nous à boire, Martha. (Martha remplit les verres de vin.—Élevant son verre.) À notre belle et bonne imagerie!
Oui, à l'imagerie de Harlem!…
Martha sert Coster et Gutenberg.—Gutenberg mange, les yeux toujours attachés sur Martha.
Allons, allons, je ne me suis pas trompé… (À Martha.) Martha, fais-moi passer ce curaçao. (Martha va prendre le cruchon.) Il date de ta naissance. Si notre convive a dans le cœur quelque tendre sentiment, qu'il n'ose nous dire, eh bien! un verre de cette précieuse liqueur lui donnera peut-être la force de l'exprimer.
Il verse du curaçao dans un petit verre, et le présente à Gutenberg.
Un tendre sentiment? Ah! oui, maître, (Il regarde Martha.) bien tendre!… (À Coster.) Et puisque vous le permettez, (Élevant son verre.) je boirai à… à… (Regardant Martha.—À part.) Non, je n'oserais jamais…
Il remet son verre sur la table.
Eh bien!… Tu ne bois pas?
Si!… (Il se lève, prenant son verre.) À Hébèle, à ma chère, à ma bien-aimée sœur! (Il boit, mouvement de Coster.—À Coster.) Je suis orphelin, messire, et ma sœur a été la seule tendresse de mon enfance… (À Martha.) Quand je quittai Mayence, ma sœur avait votre âge, damoiselle. Tout en vous me la rappelle, et en buvant à elle, il me semble que c'est à vous que je bois… Voulez-vous me permettre de prendre votre main, comme je prenais la sienne, (Il lui tend la main.) et de vous dire qu'en m'apparaissant à travers votre visage, le souvenir de ma sœur me devient plus cher encore.
Il l'aime, mais il n'ose pas le lui avouer… Allons, c'est à moi de le faire parler. (Il se lève. Appelant à la porte de gauche.) Friélo! Friélo!
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