Crimes Interplanétaires. Stephen Goldin
s’avança vers la porte virtuelle, qui s’ouvrit pour la laisser pénétrer dans la réalité que Levexitor choisissait de présenter à ses visiteurs.
Certains fantaisistes créaient des habitats virtuels élaborés au design exotique. Le Jenitharp ne faisait pas partie de ces gens-là. Le bureau de Levexitor n’avait pas changé une seule fois au cours de ses visites des quatre derniers mois. Les murs étaient couverts d’une tapisserie lie-de-vin mouchetée d’or ; le sol était d’un gris ardoise extrêmement lisse. Deux portes ouvraient sur le bureau : celle par où elle était entrée, et une autre à l’autre bout de la pièce. Il n’y avait pas de fenêtre. La lumière, diffuse, ne provenait d’aucune source visible. La pièce était petite ; sur Terre, une personne d’importance égale aurait bénéficié d’un bureau bien plus imposant. Là, tout était sombre et triste. On eût dit une caverne à peine meublée. Mais après tout, Levexitor lui-même ne faisait pas office de joyeux luron.
Contre le mur du fond se trouvait un poste de travail très bas où s’affairait habituellement Chalnas, l’assistant de Levexitor. Chalnas était une sorte de secrétaire, qui passait son temps à griffonner sur un calepin. Rabinowitz n’avait pas souvenir de l’avoir entendu prononcer plus de cinq mots consécutifs, et il n’ouvrait la bouche que pour demander la clarification de tel ou tel point. Ce jour-là, Chalnas était absent. Il faisait partie de ces gens dont l’absence se remarquait davantage que la présence.
Au milieu de la pièce, derrière son bureau, se tenait Path-Reynik Levexitor. Les Jenitharps étaient bipèdes, mais humanoïdes uniquement selon une définition très large du terme. Leurs corps cylindriques étaient ornés d’un plumage qui faisait vaguement penser à celui d’un marabout. Leurs deux bras, très longs, étaient reliés au corps à l’endroit où aurait dû se trouver la taille ; grâce à cela, ils pouvaient toucher avec la même aisance le sommet de leur tête patatoïde et la plante de leurs larges pieds. Leurs yeux étaient presque invisibles, et leur voix semblait résonner dans tout leur corps.
La projection holojectée de Levexitor était très grande : il faisait une bonne tête de plus que Rabinowitz. Son plumage revêtait une jolie teinte lavande, bien plus élégante que le marron plébéien de Chalnas. Levexitor était si noble qu’il avait rarement besoin de se déplacer.
La pièce était entièrement dépourvue de sièges. Rabinowitz restait debout, Levexitor restait debout, et Chalnas — quand il était là — restait debout. Sur Jenithar, il était inqualifiable de se diminuer volontairement devant un tiers en s’asseyant. Si Rabinowitz n’avait pu s’installer confortablement chez elle tout en se tenant « debout » dans l’holospace de Levexitor, certaines de ses longues séances de négociation ne se seraient pas déroulées aussi aisément.
— Bienvenue, Madame Rabinowitz. Je ne m’attendais pas à vous revoir si vite.
— Je vous présente mes excuses les plus sincères pour cette intrusion, Grandissime. Il me restait quelques minuscules détails à régler, et je me suis dit qu’il valait mieux en finir au plus vite… Mais si Chalnas n’est pas là pour les enregistrer…
— C’est son jour de repos. Mais ne vous en faites pas, je me souviendrai très bien de notre conversation. Poursuivez, je vous prie.
Rabinowitz passa les dix minutes suivantes à discuter des termes précis des droits du théâtre sous-marin et de la durée exacte des cessions. Parfaitement inutile, mais cela suffirait à justifier sa visite.
L’attitude de Levexitor était très inhabituelle. Il mettait parfois plusieurs secondes à lui répondre, et semblait étrangement mal à l’aise. De toute évidence, quelque chose dans son espace réel occupait une partie de son attention. Pourtant, lorsque Rabinowitz lui proposa de le laisser s’occuper de ses problèmes plus urgents et de revenir un peu plus tard, il refusa tout net et poursuivit la discussion.
Lorsqu’enfin ils eurent étudié la question de fond en comble, Rabinowitz tenta d’amener la vraie raison de sa visite :
— Grandissime, j’hésite à aborder un sujet aussi délicat face à un si éminent personnage, mais quelque chose m’a perturbée au point que j’éprouve le besoin de vous en toucher un mot.
— Parlez librement, répondit Levexitor.
— Très bien, Grandissime. Il court sur Terre une rumeur selon laquelle des criminels se livreraient à une contrebande littéraire dans les marchés interplanétaires. J’ignore de qui il s’agit, mais seuls les citoyens les plus vils pourraient s’abaisser à ce point.
— Il est curieux que vous mentionniez ce sujet justement aujourd’hui, Madame Rabinowitz. Continuez, je vous prie.
— Bien entendu, je vous sais au-dessus de telles intrigues. Cependant, en tant qu’amie, je craignais que, malgré vous, vous vous trouviez dupé par ces criminels et poussé à accomplir des actes susceptibles de vous diminuer. Je me suis aussi dit que vous sauriez répandre la nouvelle auprès de vos collègues de moindre envergure, dont certains pourraient céder à la tentation. Ces criminels sont sans scrupule et rabaisseraient quiconque ferait affaire avec eux.
— En effet, dit Levexitor. Je comprends parfaitement. Même le plus grand d’entre nous peut céder à la tentation d’une telle offre, surtout venant d’une source élevée.
Une longue pause s’ensuivit.
— Oui, reprit-il enfin. Je comprends également que de telles transactions puissent diminuer le coupable. Pour faire simple, Madame Rabinowitz…
Levexitor s’interrompit brutalement et se retourna. Il leva la tête, puis poussa un cri bref et tomba en travers de son bureau, étrangement immobile.
— Grandissime ? Grandissime ?
Un silence de mort régnait dans la pièce. Rien ne bougeait. Rien n’émettait le moindre son.
Rabinowitz regarda autour d’elle. Ils étaient seuls dans le bureau virtuel. Et Levexitor ne bougeait plus.
Rabinowitz s’approcha du corps imposant de l’alien. Elle tendit la main pour le toucher. Il présentait une certaine solidité : elle avait l’impression d’effleurer un arbre à travers d’épais gants en caoutchouc. Le corps projeté de Levexitor était aussi réel que les murs… et tout aussi animé.
À pas lents, elle fit le tour de la pièce. Ses pas étaient silencieux. Levexitor n’émettait aucun bruit. Elle n’entendait que son propre pouls qui résonnait à ses oreilles, et son souffle qu’elle tentait vainement d’apaiser.
Inutile d’appeler à l’aide : dans cet espace virtuel n’existaient que sa projection et celle de Levexitor. Si quelqu’un ou quelque chose s’était introduit dans l’espace réel de l’alien, il était invisible à ses yeux.
Mais il fallait prévenir quelqu’un. Elle parcourut des yeux la pièce chichement meublée, à la recherche d’un quelconque appareil de communication. Rien. La petite table de Chalnas était entièrement vide. Il y avait bien quelques boutons sur le bureau de Levexitor, mais il s’était effondré dessus et elle ne pouvait pas le déplacer. Et même si elle l’avait pu, elle n’aurait pas su s’en servir.
Soudain, le corps de Levexitor se redressa — un mouvement qui n’était manifestement pas du fait de l’alien. Sous les yeux de Rabinowitz, des mains invisibles se mirent à pianoter sur les boutons du bureau. Un instant plus tard, la pièce entière disparut et Rabinowitz se retrouva dans sa cabine d’holojection.
Les bras serrés sur sa poitrine, elle s’affala sur sa méridienne en tremblant comme une feuille. Elle claquait littéralement des dents. Cela ne lui était plus arrivé depuis sa lecture du « Cœur Révélateur » d’Edgar Poe, quand elle avait 14 ans. Elle ferma les yeux et tenta de respirer calmement.
Peu à peu, elle reprit le contrôle. Alors, elle força ses lèvres tremblantes à prononcer : « Téléphone : San Francisco, Interpol, Inspecteur Hoy ». Un instant plus tard, le visage souriant de l’inspecteur apparaissait sur son écran.