Le Grand Ski-Lift. Anton Soliman
le promoteur de cette initiative, le précédent maire du village, poursuivait un projet scientifique. Je suis même sûr quâil le suit encore, de lâextérieur. Comme on vous lâa peut-être dit, après lâinauguration de la « connexion », comme il lâappelait, il a donné sa démission et a quitté Valle Chiara pour toujours.
Le directeur resta un instant pensif, puis ajouta :
â Je me souviens bien du jour de lâinauguration, le maire avait hâte de sâen aller, comme sâil avait eu dâautres choses à faire. Le chantier sâétait peut-être prolongé au-delà des délais convenus.
Ils restèrent tous deux silencieux, lâhomme sâétait approché de la fenêtre dâoù filtrait la mélancolique luminescence hivernale. Dehors, il bruinait.
â Monsieur lâingénieur, nous nous sommes éloignés de notre sujet. Je vous parlais des illegales quâil aurait fallu dénoncer. Vous aurez maintenant compris que cette installation nâest pas tout à fait en règle. Le projet a un nom vague, il a été officiellement homologué comme « téléphérique à usage professionnel pour le transport de matériaux ».
â Je nâen comprends pas la raison, il sâagit dâun projet de la commune de Valle Chiara pour développer le tourisme ! Pourquoi tous ces mystères ?
â Je crois que nous touchons au point critique de toute lâaffaire. Ãcoutez-moi bien, Monsieur. La vallée est trop bas, elle est à lâécart des grandes chaînes de montagnes. Une installation touristique pour le ski au sens strict ne serait pas faisable.
â Enfin ! Il me semble que câest là le nÅud de lâaffaire.
â Le circuit du Grand Ski-lift est trop loin de la vallée. Sur la Sierra, il y a des milliers de villages qui, au fil du temps, se sont tous dotés dâune belle petite installation pour accueillir le tourisme hivernal. Avec le temps, les villages ont construit des liaisons transversales et ont créé les circuits de vallées ; les circuits de vallées se sont à leur tour rassemblés et ont donné naissance aux consortiums de la Sierra. On en est déjà à parler de amas. Vous êtes au courant de ces initiatives, Monsieur ?
â Jâai lu des choses dans les publicités des journaux. Il me semble quâà certains endroits, on offre de longues traversées dâune vallée à lâautre en utilisant une sorte de super-forfait.
â Exactement ! Ce sont des circuits de montagne avec des remontées interconnectées. Quand le Professeur est arrivé au village pour assumer la charge de maire, il mâa embauché comme directeur des installations de Valle Chiara. Il mâa précisément parlé de ce Grand Réseau et de la façon dont il allait se développer. Dâaprès ses informations, les consortiums évoluaient toujours, et franchissaient les frontières nationales en intégrant dâautres chaînes de montagnes, dans toutes les directions. En substance, il semble quâen ce moment précis, personne nâa connaissance de lâextension réelle du réseau. Une immense toile dâaraignée, avec des sous-réseaux périphériques, des lignes abandonnées, des connexions sans issue, et ainsi de suiteâ¦
â Excusez-moi, Monsieur le directeur, mais pourquoi le maire, ou le professeur, comme vous dites, tenait tellement à relier le village à ce grand circuit ?
âEh bien, je vous donne la version officielle qui a permis à lâinitiative de voir le jour, avec lâaccord des gens du village. La connexion au Grand Ski-lift allait être une source de revenus pour cette vallée isolée. L'idée était donc de construire un téléphérique jusquâaux plateaux⦠bien que les plateaux soient encore loin du Grand Ski-lift. Mais pour le maire, ce dernier point était sans importance dans le succès de lâentreprise. Dâaprès ses calculs, un flux de trafic jusquâau Grand Circuit se créerait spontanément autour du terminal. Il serait une sorte « dâattracteur ».
Cette description laissa Oskar assez perplexe.
â Une connexion illégale au Grand Ski-lift⦠Des gros sous, câétait ça, le projet !
â Plus ou moins. En réalité, notre installation sâarrête sur le premier plateau, à plusieurs miles du glacier central. Il y a encore deux plaines dâaltitude à traverser, et croyez-moi, cela nâa rien dâaisé. D'autre part, vous vous rendez sûrement compte de la valeur que peut avoir une voie dâaccès au Grand Ski-lift. Vous y êtes déjà allé ?
â Non, jamais.
â Des milliers et des milliers de pistes, de vallées recouvertes par la neige, dâhôtels, et un nombre inimaginable de structures de loisirs. Le tout à disposition des clients.
â Mais il doit bien y avoir une procédure de contrôle dâaccès à ce Circuit ? demanda Oskar, abasourdi. Il doit falloir avoir une carte, il y a sûrement des contrôles permanents de la part du personnel des remontées.
âVous avez raison, mais cependant, dâaprès les recherches demandées par le Professeur, le Grand Ski-lift est devenu au fil des ans un système trop complexe. Je mâexplique : il semble quâil y ait actuellement des milliers de cartes en circulation, un type pour chaque village homologué par le Grand Ski-lift, et que chaque année plusieurs centaines de nouvelles cartes soient distribuées. Par ailleurs, le personnel de contrôle est réduit au minimum, à cause des frais de gestion.
Oskar essaya de se souvenir des contrôles effectués quand il allait skier, des années auparavant. Mais cela faisait trop longtemps quâil nâallait plus à la montagne. Câest peut-être pour ça que ces vacances à Valle Chiara lui avaient fait envie. Il avait sûrement besoin de se souvenir de choses qui sâétaient évaporées de son âme, et qui étaient peut-être liées au ski.
Le directeur ouvrit un tiroir et en sortit une carte.
â Nous aussi, dans la vallée, nous avons fait imprimer nos cartes.
â Mais ce nâest pas illégal ?
â Pas vraiment, si lâon en croit les consultants que le maire avait sollicités. Ce document a été rédigé de façon à ne pas enfreindre la loi. Câest une carte avec le nom du village, voilà tout.
Oskar examina le petit morceau de carton coloré :
â Je me souviens que pour accéder aux remontées mécaniques il y avait des contrôles automatiques sur des bandes magnétiques.
âCe nâest plus le cas, apparemment, les contrôles faits par des machines reviennent très cher en entretien. Câest pour cela que le Grand Ski-lift ne peut pas exagérer avec les inspections, il faudrait pour cela un nombre excessif de contrôleurs et une forêt de dispositifs éparpillés sur la plus grande partie de lâhémisphère boréal.
Oskar demanda encore au directeur le type de carte quâils avaient choisi à Valle Chiara : ils nâavaient fait imprimer que des cartes pluriannuelles. Un document de transit permanent, concrètement : le summum de ce que le Grand Ski-lift pouvait offrir à un client.
Oskar se leva. La logique de ce projet était défaillante et lâaffaire tout entière était faite de bric et de broc. Mais il était réconforté par ce quâil avait découvert : il sâagissait dâune installation « expérimentale ».
Il