Germinal. Emile Zola
sais, murmura-t-il, ça vient de cette personne que tu as vue ici un soir.
Mais il fut interrompu. Sa femme entrait à son tour, une grande femme maigre et ardente, le nez long, les pommettes violacées. Elle était en politique beaucoup plus radicale que son mari.
—La lettre de Pluchart, dit-elle. Ah! s'il était le maître, celui-là, ça ne tarderait pas à mieux aller!
Étienne écoutait depuis un instant, comprenait, se passionnait, à ces idées de misère et de revanche.
Ce nom, jeté brusquement, le fit tressaillir. Il dit tout haut, comme malgré lui:
—Je le connais, Pluchart.
On le regardait, il dut ajouter:
—Oui, je suis machineur, il a été mon contremaître, à Lille… Un homme capable, j'ai causé souvent avec lui.
Rasseneur l'examinait de nouveau; et il y eut, sur son visage, un changement rapide, une sympathie soudaine. Enfin, il dit à sa femme:
—C'est Maheu qui m'amène Monsieur, un herscheur à lui, pour voir s'il n'y a pas une chambre en haut, et si nous ne pourrions pas faire crédit d'une quinzaine.
Alors, l'affaire fut conclue en quatre paroles. Il y avait une chambre, le locataire était parti le matin. Et le cabaretier, très excité, se livra davantage, tout en répétant qu'il demandait seulement le possible aux patrons, sans exiger, comme tant d'autres, des choses trop dures à obtenir. Sa femme haussait les épaules, voulait son droit, absolument.
—Bonsoir, interrompit Maheu. Tout ça n'empêchera pas qu'on descende, et tant qu'on descendra, il y aura du monde qui en crèvera… Regarde, te voilà gaillard, depuis trois ans que tu en es sorti.
—Oui, je me suis beaucoup refait, déclara Rasseneur complaisamment.
Étienne alla jusqu'à la porte, remerciant le mineur qui partait; mais celui-ci hochait la tête, sans ajouter un mot, et le jeune homme le regarda monter péniblement le chemin du coron. Madame Rasseneur, en train de servir des clients, venait de le prier d'attendre une minute, pour qu'elle le conduisît à sa chambre, où il se débarbouillerait. Devait-il rester? Une hésitation l'avait repris, un malaise qui lui faisait regretter la liberté des grandes routes, la faim au soleil, soufferte avec la joie d'être son maître. Il lui semblait qu'il avait vécu là des années, depuis son arrivée sur le terri, au milieu des bourrasques, jusqu'aux heures passées sous la terre, à plat ventre dans les galeries noires. Et il lui répugnait de recommencer, c'était injuste et trop dur, son orgueil d'homme se révoltait, à l'idée d'être une bête qu'on aveugle et qu'on écrase.
Pendant qu'Étienne se débattait ainsi, ses yeux, qui erraient sur la plaine immense, peu à peu l'aperçurent. Il s'étonna, il ne s'était pas figuré l'horizon de la sorte, lorsque le vieux Bonnemort le lui avait indiqué du geste, au fond des ténèbres. Devant lui, il retrouvait bien le Voreux, dans un pli de terrain, avec ses bâtiments de bois et de briques, le criblage goudronné, le beffroi couvert d'ardoises, la salle de la machine et la haute cheminée d'un rouge pâle, tout cela tassé, l'air mauvais. Mais, autour des bâtiments, le carreau s'étendait, et il ne se l'imaginait pas si large, changé en un lac d'encre par les vagues montantes du stock de charbon, hérissé des hauts chevalets qui portaient les rails des passerelles, encombré dans un coin de la provision des bois, pareille à la moisson d'une forêt fauchée. Vers la droite, le terri barrait la vue, colossal comme une barricade de géants, déjà couvert d'herbe dans sa partie ancienne, consumé à l'autre bout par un feu intérieur qui brûlait depuis un an, avec une fumée épaisse, en laissant à la surface, au milieu du gris blafard des schistes et des grès, de longues traînées de rouille sanglante. Puis, les champs se déroulaient, des champs sans fin de blé et de betteraves, nus à cette époque de l'année, des marais aux végétations dures, coupés de quelques saules rabougris, des prairies lointaines, que séparaient des files maigres de peupliers. Très loin, de petites taches blanches indiquaient des villes, Marchiennes au nord, Montsou au midi; tandis que la forêt de Vandame, à l'est, bordait l'horizon de la ligne violâtre de ses arbres dépouillés. Et, sous le ciel livide, dans le jour bas de cet après-midi d'hiver, il semblait que tout le noir du Voreux, toute la poussière volante de la houille se fût abattue sur la plaine, poudrant les arbres, sablant les routes, ensemençant la terre.
Étienne regardait, et ce qui le surprenait surtout, c'était un canal, la rivière de la Scarpe canalisée, qu'il n'avait pas vu dans la nuit. Du Voreux à Marchiennes, ce canal allait droit, un ruban d'argent mat de deux lieues, une avenue bordée de grands arbres, élevée au-dessus des bas terrains, filant à l'infini avec la perspective de ses berges vertes, de son eau pâle où glissait l'arrière vermillonné des péniches. Près de la fosse, il y avait un embarcadère, des bateaux amarrés, que les berlines des passerelles emplissaient directement. Ensuite, le canal faisait un coude, coupait de biais les marais; et toute l'âme de cette plaine rase paraissait être là, dans cette eau géométrique qui la traversait comme une grande route, charriant la houille et le fer.
Les regards d'Étienne remontaient du canal au coron, bâti sur le plateau, et dont il distinguait seulement les tuiles rouges. Puis, ils revenaient vers le Voreux, s'arrêtaient, en bas de la pente argileuse, à deux énormes tas de briques, fabriquées et cuites sur place. Un embranchement du chemin de fer de la Compagnie passait derrière une palissade, desservant la fosse. On devait descendre les derniers mineurs de la coupe à terre. Seul, un wagon que poussaient des hommes, jetait un cri aigu. Ce n'était plus l'inconnu des ténèbres, les tonnerres inexplicables, les flamboiements d'astres ignorés. Au loin, les hauts fourneaux et les fours à coke avaient pâli avec l'aube. Il ne restait là, sans un arrêt, que l'échappement de la pompe, soufflant toujours de la même haleine grosse et longue, l'haleine d'un ogre dont il distinguait la buée grise maintenant, et que rien ne pouvait repaître.
Alors, Étienne, brusquement, se décida. Peut-être avait-il cru revoir les yeux clairs de Catherine, là-haut, à l'entrée du coron. Peut-être était-ce plutôt un vent de révolte, qui venait du Voreux. Il ne savait pas, il voulait redescendre dans la mine pour souffrir et se battre, il songeait violemment à ces gens dont parlait Bonnemort, à ce dieu repu et accroupi, auquel dix mille affamés donnaient leur chair, sans le connaître.
Deuxième partie
I
La propriété des Grégoire, la Piolaine, se trouvait à deux kilomètres de Montsou, vers l'est, sur la route de Joiselle. C'était une grande maison carrée, sans style, bâtie au commencement du siècle dernier. Des vastes terres qui en dépendaient d'abord, il ne restait qu'une trentaine d'hectares, clos de murs, d'un facile entretien. On citait surtout le verger et le potager, célèbres par leurs fruits et leurs légumes, les plus beaux du pays. D'ailleurs, le parc manquait, un petit bois en tenait lieu. L'avenue de vieux tilleuls, une voûte de feuillage de trois cents mètres, plantée de la grille au perron, était une des curiosités de cette plaine rase, où l'on comptait les grands arbres, de Marchiennes à Beaugnies.
Ce matin-là, les Grégoire s'étaient levés à huit heures. D'habitude, ils ne bougeaient guère qu'une heure plus tard, dormant beaucoup, avec passion; mais la tempête de la nuit les avait énervés. Et, pendant que son mari était allé voir tout de suite si le vent n'avait pas fait de dégâts, madame Grégoire venait de descendre à la cuisine, en pantoufles et en peignoir de flanelle. Courte, grasse, âgée déjà de cinquante-huit ans, elle gardait une grosse figure poupine et étonnée, sous la blancheur éclatante de ses cheveux.
—Mélanie, dit-elle à la cuisinière, si vous faisiez la brioche ce matin, puisque la pâte est prête. Mademoiselle ne se lèvera pas avant une demi-heure, et elle en mangerait avec son chocolat… Hein! ce serait une surprise.
La cuisinière, vieille femme maigre qui les servait depuis trente ans, se mit à rire.
—Ça, c'est vrai, la surprise