Germinal. Emile Zola

Germinal - Emile Zola


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les engraissant à leur table gourmande. De père en fils, cela durait: pourquoi risquer de mécontenter le sort, en doutant de lui? Et il y avait, au fond de leur fidélité, une terreur superstitieuse, la crainte que le million du denier ne se fût brusquement fondu, s'ils l'avaient réalisé et mis dans un tiroir. Ils le voyaient plus à l'abri dans la terre, d'où un peuple de mineurs, des générations d'affamés l'extrayaient pour eux, un peu chaque jour, selon leurs besoins.

      Du reste, les bonheurs pleuvaient sur cette maison. M. Grégoire, très jeune, avait épousé la fille d'un pharmacien de Marchiennes, une demoiselle laide, sans un sou, qu'il adorait et qui lui avait tout rendu, en félicité. Elle s'était enfermée dans son ménage, extasiée devant son mari, n'ayant d'autre volonté que la sienne; jamais des goûts différents ne les séparaient, un même idéal de bien-être confondait leurs désirs; et ils vivaient ainsi depuis quarante ans, de tendresse et de petits soins réciproques. C'était une existence réglée, les quarante mille francs mangés sans bruit, les économies dépensées pour Cécile, dont la naissance tardive avait un instant bouleversé le budget. Aujourd'hui encore, ils contentaient chacun de ses caprices: un second cheval, deux autres voitures, des toilettes venues de Paris. Mais ils goûtaient là une joie de plus, ils ne trouvaient rien de trop beau pour leur fille, avec une telle horreur personnelle de l'étalage, qu'ils avaient gardé les modes de leur jeunesse. Toute dépense qui ne profitait pas leur semblait stupide.

      Brusquement, la porte s'ouvrit, et une voix forte cria:

      —Eh bien! quoi donc, on déjeune sans moi!

      C'était Cécile, au saut du lit, les yeux gonflés de sommeil. Elle avait simplement relevé ses cheveux et passé un peignoir de laine blanche.

      —Mais non, dit la mère, tu vois qu'on t'attendait… Hein? ce vent a dû t'empêcher de dormir, pauvre mignonne!

      La jeune fille la regarda, très surprise.

      —Il a fait du vent?… Je n'en sais rien, je n'ai pas bougé de la nuit.

      Alors, cela leur sembla drôle, tous les trois se mirent à rire; et les bonnes, qui apportaient le déjeuner, éclatèrent aussi, tellement l'idée que Mademoiselle avait dormi d'un trait ses douze heures égayait la maison. La vue de la brioche acheva d'épanouir les visages.

      —Comment! elle est donc cuite? répétait Cécile. En voilà une attrape qu'on me fait!… C'est ça qui va être bon, tout chaud, dans le chocolat!

      Ils s'attablaient enfin, le chocolat fumait dans les bols, on ne parla longtemps que de la brioche. Mélanie et Honorine restaient, donnaient des détails sur la cuisson, les regardaient se bourrer, les lèvres grasses, en disant que c'était un plaisir de faire un gâteau, quand on voyait les maîtres le manger si volontiers.

      Mais les chiens aboyèrent violemment, on crut qu'ils annonçaient la maîtresse de piano, qui venait de Marchiennes le lundi et le vendredi. Il venait aussi un professeur de littérature. Toute l'instruction de la jeune fille s'était ainsi faite à la Piolaine, dans une ignorance heureuse, dans des caprices d'enfant, jetant le livre par la fenêtre, dès qu'une question l'ennuyait.

      —C'est M. Deneulin, dit Honorine en rentrant.

      Derrière elle, Deneulin, un cousin de M. Grégoire, parut sans façon, le verbe haut, le geste vif, avec une allure d'ancien officier de cavalerie. Bien qu'il eût dépassé la cinquantaine, ses cheveux coupés ras et ses grosses moustaches étaient d'un noir d'encre.

      —Oui, c'est moi, bonjour… Ne vous dérangez donc pas!

      Il s'était assis, pendant que la famille s'exclamait. Elle finit par se remettre à son chocolat.

      —Est-ce que tu as quelque chose à me dire? demanda M. Grégoire.

      —Non, rien du tout, se hâta de répondre Deneulin. Je suis sorti à cheval pour me dérouiller un peu, et comme je passais devant votre porte, j'ai voulu vous donner un petit bonjour.

      Cécile le questionna sur Jeanne et sur Lucie, ses filles. Elles allaient parfaitement, la première ne lâchait plus la peinture, tandis que l'autre, l'aînée, cultivait sa voix au piano, du matin au soir. Et il y avait un tremblement léger dans sa voix, un malaise qu'il dissimulait, sous les éclats de sa gaieté.

      M. Grégoire reprit:

      —Et tout marche-t-il bien, à la fosse?

      —Dame! je suis bousculé avec les camarades, par cette saleté de crise… Ah! nous payons les années prospères! On a trop bâti d'usines, trop construit de voies ferrées, trop immobilisé de capitaux en vue d'une production formidable. Et, aujourd'hui, l'argent dort, on n'en trouve plus pour faire fonctionner tout ça… Heureusement, rien n'est désespéré, je m'en tirerai quand même.

      Comme son cousin, il avait eu en héritage un denier des mines de Montsou. Mais lui, ingénieur entreprenant, tourmenté du besoin d'une royale fortune, s'était hâté de vendre, lorsque le denier avait atteint le million. Depuis des mois, il mûrissait un plan. Sa femme tenait d'un oncle la petite concession de Vandame, où il n'y avait d'ouvertes que deux fosses, Jean-Bart et Gaston-Marie, dans un tel état d'abandon, avec un matériel si défectueux, que l'exploitation en couvrait à peine les frais. Or, il rêvait de réparer Jean-Bart, d'en renouveler la machine et d'élargir le puits afin de pouvoir descendre davantage, en ne gardant Gaston-Marie que pour l'épuisement. On devait, disait-il, trouver là de l'or à la pelle. L'idée était juste. Seulement, le million y avait passé, et cette damnée crise industrielle éclatait au moment où de gros bénéfices allaient lui donner raison. Du reste, mauvais administrateur, d'une bonté brusque avec ses ouvriers, il se laissait piller depuis la mort de sa femme, lâchant aussi la bride à ses filles, dont l'aînée parlait d'entrer au théâtre et dont la cadette s'était déjà fait refuser trois paysages au Salon, toutes deux rieuses dans la débâcle, et chez lesquelles la misère menaçante révélait de très fines ménagères.

      —Vois-tu, Léon, continua-t-il, la voix hésitante, tu as eu tort de ne pas vendre en même temps que moi. Maintenant, tout dégringole, tu peux courir… Et si tu m'avais confié ton argent, tu aurais vu ce que nous aurions fait à Vandame, dans notre mine!

      M. Grégoire achevait son chocolat, sans hâte. Il répondit paisiblement:

      —Jamais!… Tu sais bien que je ne veux pas spéculer. Je vis tranquille, ce serait trop bête, de me casser la tête avec des soucis d'affaires. Et, quant à Montsou, ça peut continuer à baisser, nous en aurons toujours notre suffisance. Il ne faut pas être si gourmand, que diable! Puis, écoute, c'est toi qui te mordras les doigts un jour, car Montsou remontera, les enfants des enfants de Cécile en tireront encore leur pain blanc.

      Deneulin l'écoutait avec un sourire gêné.

      —Alors, murmura-t-il, si je te disais de mettre cent mille francs dans mon affaire, tu refuserais?

      Mais, devant les faces inquiètes des Grégoire, il regretta d'être allé si vite, il renvoya son idée d'emprunt à plus tard, la réservant pour un cas désespéré.

      —Oh! je n'en suis pas là! C'est une plaisanterie… Mon Dieu! tu as peut-être raison: l'argent que vous gagnent les autres, est celui dont on engraisse le plus sûrement.

      On changea d'entretien. Cécile revint sur ses cousines, dont les goûts la préoccupaient, tout en la choquant. Madame Grégoire promit de mener sa fille voir ces chères petites, dès le premier jour de soleil. Cependant, M. Grégoire, l'air distrait, n'était pas à la conversation. Il ajouta tout haut:

      —Moi, si j'étais à ta place, je ne m'entêterais pas davantage, je traiterais avec Montsou… Ils en ont une belle envie, tu retrouverais ton argent.

      Il faisait allusion à la vieille haine qui existait entre la concession de Montsou et celle de Vandame. Malgré la faible importance de cette dernière, sa puissante voisine enrageait de voir, enclavée dans ses soixante-sept communes, cette lieue carrée qui ne lui appartenait pas; et, après avoir essayé vainement de la tuer, elle complotait de l'acheter à bas prix, lorsqu'elle


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