Fables de La Fontaine. Jean de la Fontaine
Quand l’aigle sut l’inadvertance,
Elle menaça Jupiter
D’abandonner sa cour, d’aller vivre au désert;
Avec mainte autre extravagance.
Le pauvre Jupiter se tut:
Devant son tribunal l’escarbot comparut,
Fit sa plainte et conta l’affaire.
On fit entendre à l’aigle, enfin, qu’elle avoit tort.
Mais les deux ennemis ne voulant point d’accord,
Le monarque des dieux s’avisa, pour bien faire,
De transporter le temps où l’aigle fait l’amour
En une autre saison, quand la race escarbote
Est en quartier d’hiver, et, comme la marmotte,
Se cache et ne voit point le jour.
IX
LE LION ET LE MOUCHERON.
Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre!
C’est en ces mots que le lion
Parloit un jour au moucheron.
L’autre lui déclara la guerre:
Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de roi
Me fasse peur ni me soucie?
Un bœuf est plus puissant que toi;
Je le mène à ma fantaisie.
A peine il achevoit ces mots
Que lui-même il sonna la charge,
Fut le trompette et le héros.
Dans l’abord il se met au large;
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du lion qu’il rend presque fou.
Le quadrupède écume, et son œil étincelle;
Il rugit. On se cache, on tremble à l’environ,
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un moucheron.
Un avorton de mouche en cent lieux le harcèle,
Tantôt pique l’échine et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour de ses flancs,
Bat l’air, qui n’en peut mais; et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat: le voilà sur les dents.
L’insecte du combat se retire avec gloire:
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une araignée;
Il y rencontre aussi sa fin.
Quelle chose par là nous peut être enseignée?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits;
L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire.
X
L’ANE CHARGÉ D’ÉPONGES ET L’ANE CHARGÉ DE SEL.
Un ânier, son sceptre à la main,
Menoit, en empereur romain,
Deux coursiers à longues oreilles.
L’un, d’éponges chargé, marchoit comme un courrier;
Et l’autre, se faisant prier,
Portoit, comme on dit, les bouteilles[10]: Sa charge étoit de sel. Nos gaillards pèlerins, Par monts, par vaux et par chemins, Au gué d’une rivière à la fin arrivèrent, Et fort empêchés se trouvèrent. L’ânier, qui tous les jours traversoit ce gué-là, Sur l’âne à l’éponge monta, Chassant devant lui l’autre bête, Qui, voulant en faire à sa tête, Dans un trou se précipita, Revint sur l’eau, puis échappa: Car, au bout de quelques nagées, Tout son sel se fondit si bien Que le baudet ne sentit rien Sur ses épaules soulagées. Camarade épongier prit exemple sur lui, Comme un mouton qui va dessus la foi d’autrui. Voilà mon âne à l’eau; jusqu’au col il se plonge, Lui, le conducteur et l’éponge. Tous trois burent d’autant: l’ânier et le grison Firent à l’éponge raison. Celle-ci devint si pesante, Et de tant d’eau s’emplit d’abord, Que l’âne succombant ne put gagner le bord. L’ânier l’embrassoit, dans l’attente D’une prompte et certaine mort. Quelqu’un vint au secours: qui ce fut, il n’importe; C’est assez qu’on ait vu par là qu’il ne faut point Agir chacun de même sorte. J’en voulois venir à ce point.
XI
LE LION ET LE RAT.
Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde:
On a souvent besoin d’un plus petit que soi.
De cette vérité deux fables feront foi,
Tant la chose en preuves abonde.
Entre les pattes d’un lion
Un rat sortit de terre assez à l’étourdie.
Le roi des animaux, en cette occasion,
Montra ce qu’il étoit, et lui donna la vie.
Ce bienfait ne fut pas perdu.
Quelqu’un auroit-il jamais cru
Qu’un lion d’un rat eût affaire?