Les vrais mystères de Paris. Eugène François Vidocq
renommée pour son excellente moutarde, dit un jeune homme qui paraissait très-fier de ses joues colorées, de ses belles dents, de ses deux gros yeux bêtes à fleur de tête, et qui parut très-étonné de ne pas voir ce qu'il regardait comme une excellente plaisanterie exciter des éclats de rire universels.
Félicité, tout interdite, s'était arrêtée:
—Continue, lui dit Mina; si ce jeune monsieur recommence ses facéties, nous le prierons d'aller jouer au loto.
«Je suis née à Dijon, reprit Félicité, sur la place de l'hôtel de ville, en face de l'ancien palais des ducs de Bourgogne; il y a une jolie petite maison, dont les contrevents sont peints en vert et dont les murailles sont cachées par des touffes épaisses de capucines, et de pois de senteur qui courent sur un treillage de fil d'archal; cette maison est celle de ma famille; j'ai passé là les plus belles années de ma vie. A quinze ans j'étais aussi heureuse que peut l'être une innocente jeune fille, que les événements de la vie ne sont pas encore venus désillusionner; lorsque j'allais me coucher, après une journée bien employée et que mon père avait déposé sur mon front un bon gros baiser, presque toujours des songes couleur de rose venaient caresser mon sommeil.
»J'avais atteint ma seizième année, lorsqu'un jour mon bon père, après m'avoir embrassée encore plus tendrement que de coutume, me demanda si je serais bien aise de me marier.
»Ce mot de mariage, qui cause ordinairement tant et de si douces émotions aux jeunes filles, je dois vous l'avouer, ne me causa que de l'épouvante. La première pensée qui me vint à l'esprit fut, que lorsque je serais mariée, je serais forcée de quitter mon père que j'aimais tant, les jolis oiseaux de ma volière dont les chants joyeux m'éveillaient chaque matin, et les belles fleurs de mon petit parterre que je cultivais avec tant de plaisir. Aussi je fondis en larmes et je me jetai sur le sein de mon père, en le priant de me garder auprès de lui.
»Le bon vieillard m'embrassa en souriant:
—»Il ne faut pas, me dit-il, que ce que je te dis te cause le plus léger chagrin, tu ne seras peut-être pas forcée de me quitter, et ce n'est que de ton plein gré que tu épouseras celui que je te destine. Je voulais que mon père me promît de ne plus me parler de mariage; mais il me fit observer qu'il était déjà vieux, que les blessures qu'il avait reçues et ses nombreuses infirmités, ne lui permettaient pas d'espérer une bien longue existence; que mon frère (j'avais un frère alors), forcé de suivre partout le régiment auquel il appartenait, en qualité de lieutenant, ne pouvait pas me servir de protecteur, et que lui, ne mourrait pas tranquille s'il devait quitter la vie en me laissant seule au monde.
»Celui qui avait demandé ma main, me fut enfin présenté par mon père; c'était le chirurgien-major d'un régiment, alors en garnison dans notre ville; c'était un beau jeune homme, de trente ans environ, les manières et le langage d'un homme de bonne compagnie; son père avait été l'ami du mien; quoique jeune il avait déjà fait plusieurs campagnes, et le signe de l'honneur brillait sur sa poitrine. Après qu'il m'eût parlé trois ou quatre fois, je commençai à croire que je l'épouserais sans peine. Un mois ne s'était pas écoulé que je l'aimais de toutes les puissances de mon âme, toutes ses paroles trouvaient un écho dans mon cœur, lorsqu'il n'était pas auprès de moi je désirais son retour, lorsque j'entendais le bruit de ses pas retentir sur le seuil de notre porte, une sueur froide inondait tout mon corps et mon front devenait brûlant. Eh bien! savez-vous ce qui arriva? cet homme, que ses camarades estimaient, car il est brave, à ce qu'ils assurent; cet homme, auquel mon père avait accordé une place à son foyer, parce qu'il avait cru, le pauvre vieux soldat, que la croix qu'il portait sur sa poitrine était la meilleure garantie de probité qu'il pût exiger; cet homme dont il serrait chaque matin la main dans les siennes, eh bien! cet homme employa tout ce qu'il possédait de facultés pour égarer le cœur et les sens d'une pauvre jeune fille; il l'entraîna loin du foyer paternel, et lorsqu'il en eut obtenu tout ce qu'elle pouvait lui donner, il la quitta sans s'inquiéter de ce qu'elle allait devenir.
»J'avais donc suivi mon amant, et je dois l'avouer, ce ne fut que lorsqu'il m'eût quittée, que je pensai à mon père, que la disparition de sa fille chérie, devait avoir plongé dans le désespoir.
»Mon amant m'avait abandonnée dans un hôtel garni, au moment où j'allais devenir mère. A partir de cette époque, huit jours, pendant lesquels je ne sais ce qui m'arriva, doivent être retranchés de ma vie. Lorsque je repris mes sens j'étais couchée dans une des salles de l'hospice de la maternité; les faits qui venaient de se passer étaient confus dans ma mémoire. Je voulus absolument qu'on me les rappelât. Ce fut alors seulement que j'appris qu'après avoir lu la lettre de mon amant, par laquelle il m'annonçait son départ et m'engageait à former, pour me distraire, disait-il, une autre liaison, j'étais tombée sur le carreau, froide et inanimée; pendant deux jours on m'avait gardée à l'hôtel que j'habitais; mais le médecin qui me soignait, voyant que je ne reprenais pas mes sens et que je manquais de tout, avait voulu qu'on me transportât à l'hospice. Tout à coup un souvenir me revint à l'esprit... «Et mon enfant?» m'écriai-je. Je compris au silence que l'on garda, et aux tristes regards que l'on jeta sur moi qu'il était mort avant d'avoir vu le jour.»
—Pauvre fille! dit la lorette.
—Oh! ce n'est rien, reprit Félicité; donnez-moi à boire, ajouta-t-elle en tendant son verre au vicomte de Lussan.
«La jeunesse et une excellente constitution furent plus forts que le mal; je guéris; et avec la santé je recouvrai la paix de l'âme. Je ne regrettais plus, je n'aimais plus celui qui m'avait séduite; je n'éprouvais plus pour lui que le mépris que devait inspirer son indigne conduite.
»Lorsque l'on me mit à la porte de l'hospice, j'étais encore un peu pâle, je n'avais pas recouvré toutes mes forces, et je fus contrainte de m'arrêter plus d'une fois pour me reposer avant d'arriver à l'hôtel garni que j'habitais avant mon entrée à l'hôpital. La maîtresse de cette maison parut charmée de me voir rétablie. Je la priai de me conduire à la petite chambre qui avait été la mienne, elle me demanda de l'argent, et me fit clairement comprendre qu'elle ne me remettrait le peu de hardes que j'avais laissées chez elle que lorsque je lui aurais payé la petite somme qu'elle me réclamait. Comme je versais des larmes amères, elle me fit observer que j'avais tort de me désoler, et qu'à Paris une jeune et jolie fille ne devait pas être embarrassée de sa personne.
»Je sortis de chez mon hôtesse sans savoir où j'allais porter mes pas; j'errai toute la journée dans les rues de Paris; la nuit vint. Il faisait froid, mes dents claquaient les unes contre les autres, je n'avais rien pris depuis la veille. Je m'arrêtai près d'une borne, dans une rue que je ne connaissais pas, et je pleurai; la pluie tombait sur moi sans que j'y fisse attention. Une vieille femme, abritée sous un mauvais parapluie vert, s'approcha de moi.
»Elle me demanda le sujet qui faisait couler mes larmes, et pourquoi je restais exposée à la pluie. Je ne sais ce que je lui répondis, mais elle m'emmena chez un marchand de vin et me fit asseoir près d'un poêle dans lequel brûlait un bon feu. Lorsque, grâce à une douce chaleur, le sang circula de nouveau dans mes veines, elle se fit apporter une tasse de vin chaud sucré et quelques biscuits. Un demi-verre de vin et un biscuit me ranimèrent un peu, et je pus raconter à la vieille tout ce qui m'était arrivé. Lorsque je lui eus dit que je ne savais où passer la nuit, elle me répondit de ne pas m'inquiéter, qu'elle allait me conduire dans son domicile, et que le lendemain elle me placerait comme ouvrière dans une maison où je me trouverais très-bien.
»Le lendemain en effet, elle me conduisit dans une maison d'assez belle apparence, et me présenta à une dame qui, après m'avoir examinée avec la plus scrupuleuse attention, lui dit qu'elle m'acceptait, puis elle donna quelques pièces d'argent à la vieille, qui me recommanda de faire tout ce que l'on exigerait, si je voulais que l'on continuât de s'intéresser à moi. Je lui promis tout ce qu'elle voulut. La vieille et la dame à laquelle elle venait de me présenter, parurent charmées de ma docilité, la vieille, avant de me quitter, voulut absolument m'embrasser.
—»Vous êtes bien jeune, me dit-elle, mais soyez tranquille, on vous formera: vous êtes ici à bonne école.
»Je