Les vrais mystères de Paris. Eugène François Vidocq
premiers jours que je passai dans la maison de madame Dinville, je me trouvais assez heureuse. Cette femme m'avait retiré les vêtements plus que simples que je portais lorsque j'étais entrée dans sa maison, et elle m'avait donné en place des ajustements qui me paraissaient au-dessus de la condition d'une pauvre ouvrière. Elle me faisait servir dans ma chambre les mets les plus délicats et les vins les plus exquis, et elle me prodiguait les soins les plus empressés.
»Presque toujours elle me tenait compagnie, lorsque je prenais mes repas; alors, elle m'excitait à boire, et lorsque les fumées du vin commençaient à me monter au cerveau, elle me tenait les discours les plus singuliers.
»J'étais depuis huit jours chez cette femme, lorsqu'un matin, elle me dit de m'habiller et de la suivre; je m'empressai de lui obéir.
»Une voiture nous attendait à la porte. Madame Dinville me conduisit dans plusieurs magasins où elle fit quelques acquisitions; elle n'achetait pas un bijou, on une pièce d'étoffe, sans me consulter; et elle me fit observer qu'elle me destinait plusieurs des objets qu'elle venait de choisir; et comme je me récriais, elle me dit en m'embrassant: taisez-vous, petite friponne, vous, êtes jolie comme un ange, vous me ferez regagner tout cela.
»La voiture nous déposa dans une petite rue sombre et étroite, devant une maison d'assez pauvre apparence, dans laquelle on entrait par une longue allée. Lorsque je m'y engageai, à la suite de ma conductrice, des hommes de mauvaise mine étaient arrêtés devant la porte d'un marchand de vin voisin; l'un d'eux dit à un de ses camarades:
—»Elle n'est pas mouche[222], la débutante. C'est ça qui ferait une chouette marmitte[223].
»Et cet homme me lança un regard qui me fit baisser les yeux.
»Quelques secondes après ce petit événement, j'étais avec madame Dinville dans une assez grande salle où se trouvaient déjà plusieurs femmes qui paraissaient attendre qu'on les introduisit dans une autre pièce, où elles restaient quelques instants; après quoi, elles se hâtaient de quitter celle dans laquelle nous faisions antichambre. Ces femmes étaient aussi différentes de physionomies que de costumes. Les unes étaient jeunes et jolies; les autres déjà sur le retour, étaient aussi laides qu'il est possible de l'être. Les unes étaient couvertes de soie et de velours, coiffées d'élégants chapeaux et drapées dans de magnifiques cachemires. Les autres étaient à peine vêtues de quelques mauvaises guenilles; cependant, elles paraissaient toutes se connaître, et causaient entre elles du ton le plus amical. Quelquefois, une de ces femmes, qui était entrée en riant dans la mystérieuse petite pièce, en sortait tout en larmes, accompagnée d'un garde municipal.
»Je n'étais pas à mon aise dans ce lieu; j'éprouvais de la crainte sans savoir pourquoi; je le dis à madame Dinville, qui me répondit que j'étais une enfant, et qu'il ne fallait pas que je m'épouvantasse de ce que je voyais.
»Un vieillard, assez ignoble d'aspect, auquel madame Dinville en entrant avait donné son nom et le mien, nous appela; introduites à notre tour, dans la petite pièce, nous y trouvâmes un homme, assis devant un bureau de bois noir, et courbé sur un gros registre; il ne leva pas seulement les yeux pour nous regarder. Il me demanda mon nom, mon âge, le lieu de ma naissance. Je lui répondis machinalement. J'étais tellement étonnée de tout ce que je voyais, que je n'avais plus la conscience de mes actions;
»Numéro 3797, murmura l'homme qui achevait de transcrire sur son gros registre, mes réponses à ses questions.
»Ce ne fut pas tout: on me conduisit dans un cabinet où je trouvai plusieurs hommes dont l'aspect et la physionomie annonçaient d'honnêtes gens, c'étaient des médecins. Comme je restais devant eux les yeux baissés et la contenance embarrassée, l'un d'eux fit observer à ma conductrice qu'ils n'avaient pas le temps d'attendre mon bon plaisir. Lorsqu'elle m'eut expliqué ce que l'on exigeait, je m'évanouis, le voile qui couvrait mes yeux venait enfin de se déchirer.
»Lorsque je repris mes sens, j'étais dans la voiture qui nous avait amenées; madame Dinville était auprès de moi. Elle ne me dit pas un mot, elle comprenait, l'infâme mégère, qu'elle devait laisser à la douleur si vive que j'éprouvais le temps de se calmer. Lorsque nous fûmes arrivées chez elle, je voulais qu'elle me rendit mes pauvres vêtements et qu'elle me laissât sortir de la maison.
»Elle me dit que j'étais une folle, que je refusais mon bonheur; elle me fit une peinture effroyable de la misère qui allait me saisir aussitôt que j'aurais passé le seuil de sa porte. Comme je ne voulais absolument rien entendre, elle m'apprit enfin que je ne m'appartenais plus, que j'étais devenue, sous le numéro 3797, la propriété de la police, qu'il fallait, en un mot, mourir d'inanition ou rester attachée à la glèbe de la prostitution.
»Madame Dinville parut sensible aux reproches amers que je lui fis; elle me dit qu'elle n'aurait pas agi ainsi si la vieille qui m'avait amenée ne l'avait pas trompée. Enfin, elle me proposa de rester, mais seulement en qualité d'ouvrière. Que pouvais-je faire, quel parti pouvais-je prendre, si ce n'est celui de mourir? Et mourir lorsque l'on est aussi jeune que je l'étais alors, cela paraît bien dur, je restai.
»Les pensionnaires de madame Dinville n'étaient plus alors cachées à mes yeux, et ces femmes, sans doute pour plaire à leur maîtresse, ne cessaient de me vanter les charmes de leur métier. Madame Dinville, de son côté, n'avait pas cessé de m'accabler de petits soins.
»Elle m'avait mis entre les mains des livres infâmes que j'avais d'abord jetés loin de moi avec horreur, et qu'ensuite j'avais lus, poussée par cette irrésistible envie de tout savoir qui tourmente toutes les jeunes filles. Ces lectures, les propos de mes compagnes, le régime alimentaire auquel m'avait soumise madame Dinville, produisirent enfin l'effet qu'elle en attendait; un mois ne s'était pas écoulé, que je n'étais plus reconnaissable; je riais et je pleurais sans sujet, toutes mes nuits étaient remplies par des songes érotiques; j'étais à moitié folle. Enfin, un soir madame Dinville me fit boire je ne sais quelle infernale drogue, elle me couvrit de riches ajustements, et, au lieu de m'enfermer dans ma chambre, ainsi qu'elle en avait l'habitude, elle me fit rester dans le salon, où se tenaient, tant que durait la soirée, celles qui étaient devenues mes compagnes. Des hommes vinrent, qui nous firent boire du vin de Champagne, et le lendemain j'étais tout à fait perdue.
»A partir de ce moment, ma vie ne fut plus qu'une suite continuelle de folles journées, suivies de nuits plus folles encore.
»Un soir madame Dinville introduisit plusieurs officiers dans le salon où nous nous tenions; il fut convenu que chacun de ces officiers passerait la nuit avec l'une de nous. Comme j'étais la plus jeune de toutes les pensionnaires de madame Dinville, je fus choisie par le plus jeune de ces officiers, c'était un capitaine des chasseurs d'Afrique. Il était doué de la plus aimable physionomie; ses grands yeux noirs, qui laissaient tomber sur moi des regards de commisération, étaient empreints d'une remarquable expression de mélancolie. Sans pouvoir me rendre compte du sentiment auquel j'obéissais, moi qui n'acceptais jamais sans me faire violence les amants du hasard auxquels j'étais condamnée, j'attendais avec une certaine impatience le moment où il me serait permis de me retirer avec ce jeune officier. Et cependant, j'en atteste le ciel, aucune des pensées que vous me supposez sans doute, ne m'étaient venues à l'esprit.
»Enfin, après avoir bu beaucoup de vin de Champagne et vidé une quantité raisonnable de bols de punch glacé, l'heure de la retraite arriva; toutes mes compagnes étaient plus ou moins émues, et ce n'était pas sans peine que leurs cavaliers pouvaient se tenir sur leurs jambes; contre mon habitude, je n'avais pas voulu prendre part à ces libations, j'avais remarqué que le jeune officier trempait seulement ses lèvres dans son verre chaque fois que ses camarades avalaient de copieuses rasades, et j'avais voulu l'imiter.
»Le lendemain matin lorsque je m'éveillai, le jeune officier qui avait passé la nuit auprès de moi, l'était sans doute depuis longtemps, car le cigare qu'il fumait était plus d'à moitié consumé; il me regardait avec le même regard mélancolique que j'avais remarqué la veille, je ne sais comment cela se fit, mais je devinai ses pensées, je cachai mon visage sur sa poitrine et je versai des larmes amères.
»Il