Les vrais mystères de Paris. Eugène François Vidocq

Les vrais mystères de Paris - Eugène François Vidocq


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laquelle, bon Dieu?

      —Mais la vôtre, parbleu! Croyez-vous, par hasard, que nous ne savons pas ce qui s'est passé aux îles d'Hyères, entre vous et cette jeune fille de la Légion d'honneur?

      —Dis donc, de Préval, il paraît que c'était une maîtresse femme? dit de Lussan.

      —Souffrez-vous encore du coup de couteau qu'elle vous a fait donner par un pêcheur provençal? reprit la danseuse.

      —Non, je suis maintenant tout à fait guéri; mais ne parlons plus de cela, je vous prie.

      —Est-il vrai que cette petite fille est devenue une admirable cantatrice, et que, sous le nom de Silvia, elle a obtenu à Marseille un succès colossal?

      —Est-il vrai qu'elle soit la fille d'une femme nommée ou surnommée la mère Sans-Refus, qui tient une maison suspecte dans la rue de la Tannerie?

      Ces nombreuses questions contrariaient infiniment le pauvre de Préval, qui essaya plusieurs fois, sans pouvoir y parvenir, de changer le sujet de cette conversation: cependant, lorsqu'on fut las de le taquiner, on rappela à la danseuse la promesse qu'elle venait de faire.

      —Quels sont ceux d'entre vous qui se rappellent le bal de la Grande chaumière? dit-elle.

      —Moi, moi, s'écrièrent tous ceux de la compagnie, qui appartenaient au barreau ou à la médecine.

      —Eh bien! leur répondit la danseuse, convenez avec moi que c'est un lieu charmant. La Grande chaumière! A l'audition de ces mots, semblables au vieux coursier qui vient de sentir l'aiguillon, le grave magistrat qui allait s'endormir sur son siége, l'avocat, studieux qui lisait attentivement les pièces poudreuses d'un volumineux dossier, le docteur émérite qui cherchait la solution d'un problème médical, lèvent la tête et un sourire vient éclairer leurs physionomies si soucieuses il n'y a qu'un instant, et tous les événements de leur vie passée se déroulent devant eux; ce sont les luttes orageuses du parterre de l'Odéon, les rencontres sous les vieux marronniers du Luxembourg, les pipes culottées et la mansarde où l'on se trouvait si bien avec une jolie grisette.

      «Nous avons le bonheur de posséder parmi nous deux des célébrités du barreau moderne et un honnête médecin dont le sommeil paraît très-agité. Eh bien! je suis certaine que ces graves personnages donneraient beaucoup de choses pour qu'il leur fût permis de boire encore quelques gouttes à la coupe qu'ils ont vidée tant de fois.

      »La Grande chaumière, voyez-vous, c'est l'Eldorado des disciple de Cujas, de Barthole et d'Hippocrate, et de ces jolis oiseaux du quartier latin dont le nid est partout où il y a du vin de Chablis, des huîtres, des filets sautés et des cigarettes de Maryland. Chacun trouve là ce qui lui convient; les étudiants de jolies grisettes qui ne sont pas des Lucrèces, les grisettes des soins empressés, de la bière mousseuse et des échaudés tous les jours; des glaces et des soupers fins durant les premiers jours de chaque mois.

      »J'étais une modeste petite ouvrière lorsque je fus conduite dans ce lieu de délices par une de mes compagnes d'atelier; je n'avais jamais rien vu de si beau, les sons mélodieux du flageolet et du cornet à piston, les soins empressés d'un beau jeune homme, qui me dit entre une valse et une contredanse qu'il mourrait si je ne consentais à prendre pitié de ses peines, me firent oublier l'heure à laquelle je devais rentrer chez nous. Mon père était un pauvre ouvrier dont l'éducation n'avait pas corrigé les défauts qu'il avait reçus de dame nature; aussi était-il rude, brutal même. Au lieu de me faire des observations que j'aurais écoutées avec respect, il me maltraita d'une manière horrible et me mit à la porte de la maison paternelle, en me disant de retourner d'où je venais. Ma mère, qui trop souvent déjà avait éprouvé les cruels effets des colères de mon père, pleurait dans un coin, sans oser me défendre.

      »Outrée du châtiment que je venais de recevoir pour une faute en réalité assez légère, je quittai notre maison sans éprouver de bien vifs regrets, et j'allai passer la nuit chez l'amie qui m'avait menée à la Grande chaumière; elle me reçut bien et me dit que je pouvais demeurer avec elle tant que cela me ferait plaisir.

      »L'amant de cette jeune fille était le plus intime ami de celui qui m'avait si vivement courtisée à la Grande chaumière; je revis ce jeune homme, il recommença ses poursuites; j'étais jeune, inexpérimentée, il ne me déplaisait pas: vous avez déjà deviné qu'il devint mon amant.

      »J'apportai dans cette liaison une délicatesse de cœur et une pureté de sentiments que mon amant n'était pas capable de comprendre; aussi trois mois ne s'étaient pas écoulés lorsqu'il me quitta pour s'atteler au char d'un nouvel astre qui venait de se lever sur l'horizon du quartier latin.

      Cet abandon que rien ne justifiait me blessa, mais comme je suis, Dieu merci, douée d'une dose de philosophie assez raisonnable, je ne pensai pas un seul instant à mourir; je jetai un coup d'œil en arrière afin d'examiner toute ma vie jusqu'au moment où j'étais arrivée, et voici ce que je me dis: Jusqu'à l'âge de dix-huit ans ma conduite a été irréprochable; j'étais douce, modeste, je travaillais avec ardeur et j'apportais religieusement mon salaire à la maison paternelle; cependant mes parents au lieu de m'aider à suivre la voie dans laquelle je paraissais vouloir m'engager, semblaient chercher tous les moyens possibles de m'ôter l'envie de bien faire, et parce qu'un jour j'ai passé quelques heures de plus que je ne le devais dans un bal public, mon père, au lieu des sages remontrances et des conseils affectueux que j'avais le droit d'attendre, m'a frappée et jetée hors de sa maison, au milieu de la nuit, sans s'inquiéter de ce que j'allais devenir. Il n'avait cependant pas le droit de se montrer aussi sévère, lui qui passe au cabaret la plus grande partie de ses journées et qui ne répond que par des mauvais traitements aux justes reproches que lui adresse sa compagne; un homme est venu, et m'a dit qu'il m'aimait, je l'ai cru, et cette homme, après avoir obtenu de moi tout ce que je pouvais lui donner, m'a quittée avec autant d'indifférence que l'on se débarrasse d'un vêtement dont on ne veut plus se servir. Serais-je toujours la dupe de mes bonnes qualités? non! je suis pauvre, il n'existe pas une personne au monde sur l'amitié de laquelle je puisse compter, mais je suis jeune, je suis belle, très-belle même, l'avenir est à moi; je ferai comme font toutes ces femmes qui, parce que je suis modestement vêtue, me regardent d'un air si dédaigneux lorsque je passe près d'elles; tant que dureront ma jeunesse et ma beauté, je mènerai bonne et joyeuse vie: lorsque mes beaux cheveux noirs seront devenus blancs, lorsque ma taille, à l'heure qu'il est si svelte si bien prise sera courbée, par l'âge, lorsque les trente-deux perles qui garnissent ma bouche seront devenues de misérables petits os jaunes tremblotants dans leurs alvéoles, je ne serai pas malheureuse, car je veux avoir le soin de faire chaque jour la part de l'avenir.

      »Cette résolution prise au moment où je venais d'être lâchement abandonnée par celui que j'aimais, a été depuis lors la règle constante de toutes les actions de ma vie; j'ai senti que si je voulais réussir dans la carrière que j'ai choisie, je devais me laisser aimer par tous ceux à qui cela pourrait faire plaisir, et ne jamais aimer personne; je me suis rappelée les courtisanes célèbres qui sont mortes à l'hôpital après s'être roulée sur des monceaux d'or; aussi je n'ai jamais aimé personne, pas même vous, monsieur le vicomte de Lussan, qui êtes en ce moment l'heureux possesseur de mes charmes, et j'ai converti en bonnes inscriptions sur le trésor la plus grande partie de ce que m'ont rapporté mes sourires, mes œillades et mes douces paroles.

      »Vous allez peut-être trouver que je suis une créature bien ignoble, bien égoïste; qu'est-ce que cela me fait? n'avez-vous pas dit tous avec je ne sais plus quel poëte, que la vertu sans argent était un meuble inutile, et toutes vos actions ne sont elles pas la conséquence de cette maxime; pourquoi donc ne me serait-il pas permis de faire ce que vous faites.

      «On dit que des ministres vendent leur pays, que des députés vendent leur conscience, que les électeurs vendent leurs votes, que des généraux vendent leurs armées à l'ennemi; le pape, à ce que l'on assure, vend des indulgences, des dispenses et la croix de l'Eperon d'or; monsieur l'abbé vendait l'absolution à ses ouailles; on dit que des juges vénals, vendent des acquittements et des condamnations, que des hommes influents vendent les places, les grades et les priviléges dont ils peuvent


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