Les vrais mystères de Paris. Eugène François Vidocq
jeune poëte chevelu si ses vers valaient quelque chose; le docteur Delamarre vend aux femmes trompées des conseils qui le conduiront tôt ou tard devant la cour d'assises, cet Anglais, qui tout à l'heure va tomber sous la table, et cet ex-marchand de bonnets de coton, vendent de la graine de niais aux badauds; cet honnête gérant de commandite, vend à ses actionnaires la poudre qu'il leur jette aux yeux; des maris vendent leurs femmes, des mères vendent leurs filles; monsieur Juste vend au poids de l'or de l'argent aux jeunes gens de famille; il paraît enfin que dans notre moderne Babylone, la moitié du monde vend l'autre moité. Je vends des sourires, des œillades et des doux propos, que ceux d'entre vous qui ne trouvent pas la marchandise de bonne qualité le disent, et on leur rendra leur argent.»
—Bravo! Coralie, s'écria M. Roulin lorsque la danseuse eut achevé cette longue tirade, bravo! à chacun son compte, le diable n'y perdra rien.
—Vous êtes bien prompt à m'applaudir, est-ce parce que je vous ai oublié?...
—M. Roulin ne vend rien, il achète au contraire tout ce qui se présente, dit le comte palatin du saint-empire romain.
—Excepté votre croix de chevalier de l'Eperon d'or.
—Messieurs, dit Salvador, qu'elle est la conclusion qu'il faut tirer de tout ce que nous venons d'entendre.
—Voulez-vous que je vous réponde avec franchise? dit le député franco-russe.
—Vous me ferez plaisir.
—Eh bien! celui qui a dit que les sots étaient ici-bas pour nous menus plaisirs, celui-là a mis au jour une vérité qui est de tous les temps et de tous les pays.
—Amen, dit l'ex-curé.
Il était tard, et les convives éprouvaient tous le besoin d'aller prendre quelques instants de repos. De Pourrières fit apporter un énorme bol de punch; chacun en prit sa part, et l'on se sépara.
—Nous vous raconterons notre histoire une autre fois, dirent en même temps Mina et la lorette, avant de quitter le marquis de Pourrières et ses deux amis.
II.—Deux meurtres.
Le surlendemain Salvador et Roman se rendirent chez leur Amphytrion. Bien qu'il fut déjà tard, de Pourrières qui avait fêté l'avant-veille Bacchus et Comus avec beaucoup d'ardeur, était encore couché, et se plaignait d'avoir la tête lourde et l'estomac embarrassé.
—Je suis tellement malade, dit-il à ses nouveaux amis, que je crois bien qu'il me sera impossible de me mettre en route demain, ainsi que j'en avais l'intention.
—C'est que vous nous avez donné un véritable festin de Balthazar, répondit Roman, et vous avez un peu prêché d'exemple pour encourager les convives.
—Je suis étonné, dit Salvador, de n'avoir pas vu apparaître sur les murs de la salle du festin, les trois mots qui annoncèrent aux convives de Balthazar la ruine de Babylone.
—Ce qui n'est pas arrivé hier, arrivera peut-être demain, ajouta Roman; mais occupons-nous d'autre chose: le ciel est serein, le soleil brille, si vous le voulez, monsieur le marquis, nous irons tous ensemble déjeuner à la provençale chez un de nos compatriotes qui habite Villemomble, un joli petit village à deux lieues de Paris.
De Pourrières qui était véritablement indisposé, ne voulait pas d'abord accepter l'invitation qui lui était faite, mais Salvador et Roman ayant redoublé leurs instances, et lui ayant fait observer qu'une promenade à la campagne dissiperait les nuages qui obscurcissaient son cerveau et lui rendrait toute sa vigueur, il se détermina à les suivre.
Salvador et Roman, depuis qu'ils avaient fait la rencontre du marquis de Pourrières, n'avaient pas laissé se passer un seul jour sans aller lui rendre visite, et de simples connaissances ils étaient devenus ses plus intimes amis; Roman surtout que sa qualité de compatriote rendait cher au jeune homme, avait conquis toute sa confiance, et ce dernier avait pris l'habitude de le consulter sur tout ce qu'il voulait faire.
Il lui avait fait lire toute sa correspondance avec le juif Josué et la femme de Genève qui était chargée d'élever son fils, ainsi que la copie du testament de son père, et les divers codicilles qui l'accompagnaient. La lecture de ces pièces avait prouvé à Roman que l'idée de substituer Salvador au marquis de Pourrières, en faisant disparaître ce dernier, était très-réalisable. En effet, le choléra avait enlevé les plus proches parents du marquis et tous les vieux serviteurs de la famille, à l'exception d'un seul que son grand âge devait rendre facile à tromper.
Roman et Salvador avaient amené avec eux un cabriolet de louage, qu'un commissionnaire avait été chargé de garder pendant le temps qu'ils avaient passé chez leur ami.
—Nous serons peut-être un peu gênés, dit Roman à de Pourrières avant de monter en voiture, mais à la guerre comme à la guerre, le cabriolet nous mènera bien jusqu'à Bondy où nous le laisserons, et nous traverserons à pied le parc du Raincy. Cette course nous donnera de l'appétit, en même temps qu'elle vous fera connaître une des plus agréables promenades des environs de Paris, un beau château et une superbe avenue.
Salvador, le marquis et Roman prirent place dans le cabriolet qui se trouva assez grand pour les recevoir tous trois sans qu'ils éprouvassent trop de gêne. Salvador qui s'était placé au milieu, prit les rênes et l'on partit.
Le cheval qui paraissait assez vigoureux pour fournir une course beaucoup plus longue que celle que l'on exigeait de lui, trottait à ravir, et l'espace qui sépare la rue Joubert du joli village de Bondy, fut franchi avec rapidité.
Après avoir traversé ce village, les voyageurs, ainsi que cela avait été convenu, descendirent de voiture, et après avoir pris chacun un verre de genièvre chez l'aubergiste du Cheval rouge, auquel ils confièrent le cheval et le cabriolet, ils se mirent en route pour Villemomble.
C'était par une belle matinée de juillet, le ciel était bleu et semé de petits nuages argentés, le soleil qui s'était levé radieux dorait la cime des arbres sur lesquels tremblotaient encore les perles étincelantes de la rosée du matin; les pinsons, les linots gazouillaient sous la feuillée en voltigeant de branche en branche, et chaque bouffée de vent apportait avec elle les senteurs parfumées des fleurs des champs.
Lorsque l'on vient de quitter une ville aussi tumultueuse que Paris, l'aspect de la campagne quand elle est revêtue de sa belle parure et que tout semble sourire dans la nature, impressionne toujours vivement: on se sent plus léger qu'on ne l'était un instant auparavant, on hume l'air de toute la force de ses poumons, et l'on est tout disposé à croire que l'on vient de faire un nouveau bail avec la vie.
Telle était la disposition d'esprit d'Alexis de Pourrières qui marchait devant Salvador et Roman, en fumant un cigare de la Havane.
Il s'arrêta tout à coup.
—Vraiment, dit-il, je vous suis obligé d'être venus me chercher ce matin, et surtout d'avoir insisté pour m'emmener; si je ne vous avais pas suivi, je serais encore dans mon lit, aussi malade qu'il est possible de l'être après une forte débauche, tandis que maintenant je suis gai, dispos, et tout prêt à trouver excellents les mets simples que notre compatriote va nous servir.
—J'aimerais mieux être forcé de combattre seul dix gendarmes pour reconquérir ma liberté, dit Salvador à voix basse, que d'assassiner cet homme aussi lâchement que nous l'allons faire.
—Des scrupules! lui répondit Roman sur le même ton; vraiment, le moment est bien choisi; as-tu donc oublié que nous n'avons plus d'argent, et qu'il faut absolument que nous nous tenions tranquilles pendant quelque temps si nous ne voulons pas retourner là-bas.
—Notre position est embarrassante, c'est vrai; mais cet homme nous témoigne tant de confiance...
—Eh! qui diable te prie