Mémoires sur la vie publique et privée de Fouquet. Divers Auteurs
avec M. le Prince, père et fils[322], avec la Fronde, avec le parlement, et ne fut fidèle à pas un des partis qu'autant que son intérêt l'y engagea. Sa catastrophe ne le corrigea point. Ramassé par M. le Prince, il le trompa enfin, et il fut découvert au moment qu'il s'y attendait le moins. M. le Prince, outré de la perfidie d'un homme qu'il avait tiré d'une situation perdue, éclata et l'envoya chercher. Chavigny, averti de la colère de M. le Prince dont il connaissait l'impétuosité, fit le malade et s'enferma chez lui; mais M. le Prince, outré contre lui, ne tâta point de cette nouvelle dupe[T.I pag.181]rie, et partit de l'hôtel de Condé, suivi de l'élite de cette florissante jeunesse de la cour qui s'était attachée à lui, et dont il était peu dont les pères, ou eux-mêmes, n'eussent éprouvé ce que Chavigny savait faire, et qui ne s'étaient pas épargnés à échauffer M. le Prince. Il arriva, ainsi escorté, chez Chavigny, à qui il dit ce qui l'amenait, et qui, se voyant mis au clair, n'eut recours qu'au pardon. Mais M. le Prince, qui n'était pas venu chez lui pour le lui accorder, lui reprocha ses trahisons sans ménagement, et l'insulta par les termes et les injures les plus outrageants. Les menaces les plus méprisantes et les plus fâcheuses comblèrent ce torrent de colère, et Chavigny de rage et du plus violent désespoir. M. le Prince sortit après s'être soulagé de la sorte en si bonne compagnie. Chavigny, perdu de tous côtés, se vit ruiné, perdu sans ressources et hors d'état de pouvoir se venger. La fièvre le prit le jour même et l'emporta trois jours après.» Toute cette mise en scène est dramatique et fait honneur à l'imagination de Saint-Simon; mais une grande partie est de pure invention. La visite de Condé à Chavigny, le cortège qui l'entoure et qui l'excite à la vengeance, tout cela a été imaginé par Saint-Simon, comme le prouvent les récits contemporains de Monglat, de Conrart et du cardinal de Retz[323]. La mort de Chavigny ne suspendit pas les négociations. Goulas continuait de traiter au nom du duc d'Orléans, et madame de Châtillon défendait les intérêts du prince de Condé avec d'autant plus de succès, que l'abbé[T.I pag.182] Fouquet, épris d'une folle passion, n'était plus en état de discerner les pièges qu'elle lui tendait. Les ennemis de l'abbé ne tardèrent pas à s'en apercevoir. La violence de son caractère, ses imprudences et son avidité lui avaient suscité, même à la cour, de nombreux adversaires. Parmi eux se plaçait le secrétaire d'État, Michel le Tellier. D'un caractère froid et réservé, d'apparence modeste, habile à dominer ses passions et à deviner celles des autres, le Tellier s'était maintenu auprès de la reine à force de zèle, d'application à ses devoirs, de finesse d'esprit et d'obséquiosité de caractère. L'abbé Fouquet, avec ses emportements et ses passions impétueuses, n'avait pas les sympathies de ce secrétaire d'État. Mazarin, qui les dominait et savait se servir de la finesse de le Tellier comme de l'ardeur de l'abbé Fouquet, les avait maintenus en bonne harmonie. Mais, depuis l'éloignement du cardinal, le Tellier avait fait ressortir dans le conseil du roi les fautes de l'abbé Fouquet et sa passion aveugle pour madame de Châtillon. Ce fut d'après son avis que la reine enleva à l'abbé la direction des négociations, qui se continuaient avec le duc d'Orléans, et le remplaça par le conseiller d'État, Étienne d'Aligre, grave personnage, qui devint chancelier de France après la mort de Séguier.
L'abbé Fouquet et son frère le procureur général furent profondément blessés de cette espèce de disgrâce. Le procureur général surtout le prit sur un ton assez haut. Il accusa le conseil du roi d'avoir rompu les négociations et empêché ainsi le retour du cardinal on France. Il évitait de parler de la disgrâce de son frère,[T.I pag.183] mais il déplorait la faute de ceux qui s'opposaient au rétablissement de la paix. Dans cette lettre, le procureur général avait soin de ne pas parler en son nom, mais au nom du parlement réuni à Pontoise[324].
«J'ai grand déplaisir, écrivait Nicolas Fouquet à Mazarin, de voir les serviteurs de Votre Éminence déchus de l'espérance qu'ils avaient eue de la voir présentement rentrer dans l'autorité avec l'agrément et satisfaction de tous les peuples, du consentement des princes et du parlement et dans la réjouissance d'une paix si universellement souhaitée. Cependant je ne sais par quel malheur ou mauvaise conduite on a rendu toutes ces bonnes dispositions inutiles, et il semble qu'on prend à tâche de les ruiner, en sorte qu'elles ne puissent plus être rétablies. Votre Éminence aura appris les articles qui étaient en contestation, les tempéraments dont on convenait, et je ne puis croire qu'elle n'y eût donné les mains. L'article de la cour des aides[325], étant remis à six mois, était un lien nécessaire, au moins pendant ce temps, entre Votre Éminence et M. le Prince; autrement il eût rendu cette condition inutile, aussi bien que celle des troupes et la plupart des autres qui sont remises à un autre temps; il eût eu l'obligation à Votre Éminence d'avoir terminé l'affaire avec confiance de part et d'autre, et on eût pu prendre des mesures secrètes contre les ennemis communs. Cependant les peuples, lassés d'une si longue guerre, se fussent remis en leur devoir,[T.I pag.184] les troupes se seraient séparées, l'autorité du roi rétabli, son âge plus avancé, Votre Éminence bien confirmée; et on renverse tout sans que personne puisse en pénétrer le fondement!
«Si les armes du roi étaient de beaucoup supérieures aux autres, que le duc de Lorraine fût détaché des Espagnols, qu'il y eût espérance prompte d'une paix au dehors et que le roi n'eut plus qu'à réduire les rebelles, j'aurais estimé qu'il vaudrait mieux encore souffrir un peu et faire une paix plus ferme et plus durable, en la faisait plus honorable; mais, après avoir négligé les bonnes dispositions de Paris et avoir coulé tout ce temps favorable sans en profiter, avoir laissé fortifier leurs armées de celles des Espagnols qui sont prêtes à entrer, et dépérir les nôtres, persuader les peuples que ceux du conseil du roi ne veulent point de paix, et se rendre aujourd'hui plus difficiles quand la guerre est plus mal aisée à soutenir, c'est un raisonnement que peu de personnes peuvent comprendre.
«Pour faire échouer cette affaire, on s'est servi du prétexte de suivre exactement un mot tiré des lettres de Votre Éminence, qu'il fallait communiquer cette affaire au conseil, et ce prétexte va faire naître de nouveaux obstacles, la jalousie entre ceux du conseil et le dessein de plans à la reine, ou d'avoir plus de part au secret les uns que les autres, feront toujours échouer toutes les préparations qui seront remises pour y être délibérer à moins qu'elles seront entièrement résolues auparavant par Votre Éminence, et je suis si convaincu de cette vérité, que je suis assuré qu'il n'y en a aucun en[T.I pag.185] son âme qui ne juge l'accommodement nécessaire, et qui n'y eût donné les mains, si la chose avait été conduite par son ordre et de sa participation. Ceux de notre compagnie, qui sont les plus fermes et les mieux intentionnés, sont dans cette même pensée et ont grand regret de voir échapper une occasion si favorable du retour de Votre Éminence et de voir cesser les troubles. Il y a des temps où il faut perdre quelque chose pour en sauver davantage. La conjoncture du souhait que faisaient les peuples de Paris de revoir le roi était si avantageuse, qu'il est à craindre que les mêmes choses accordées dans un autre temps ne soient pas reçues avec une même joie, après que les peuples animés auront repris leur ancienne rage. La lettre, qui fut surprise au valet de mon frère, avait laissé une défiance dans l'esprit des chefs du parti contraire, laquelle étant cultivée après l'accommodement terminé, les aurait empêchés de jamais se rejoindre. En un mot, pour ne point ennuyer Votre Éminence sur cet article, je suis persuadé que les affaires de deçà n'iront pas bien qu'il n'y ait une personne qui décide avec plein pouvoir des affaires de cette qualité; mais, d'une autre part, il est à craindre que le retour de Votre Éminence ne fasse quelque méchant effet, si l'on n'est d'accord, ou si nos forces ne sont supérieures, ou si le roi ne se rend maître de Paris, auquel cas Paris est si fatigué, qu'il ne remuera plus pour quelque cause que ce puisse être.
«Pour se rendre maître de Paris, il n'y a aucun des serviteurs du roi, ni dedans, ni dehors, qui ne soit d'accord qu'il n'y a qu'à le vouloir, et que, si le roi envoie[T.I pag.186] demander deux des portes aux habitants pour être gardées par son régiment des gardes, et qu'il aille ensuite dans le Louvre, que tout Paris ne se déclare d'une si grande hauteur, et que les princes seront contraints de s'enfuir. Il est certain que, dès le premier jour, les ordres du roi seront exécutés par tous. Les officiers légitimes seront rétablis en leurs fonctions; les portes seront fermées aux ennemis; l'amnistie sera publiée telle que Votre Éminence le peut souhaiter, et notre compagnie[326] réunie dans le Louvre en présence du roi. La joie en sera si universelle, les acclamations