Ida et Carmelita. Hector Malot
sur les causes qui ont provoqué votre brusque détermination.
Le colonel leva le bras, comme pour fermer la bouche au prince; mais celui-ci parut ne pas comprendre ce geste.
—Et tout le monde vous a approuvé, dit-il; il n'y a qu'une voix dans tout Paris.
Disant cela, le prince Mazzazoli tendit sa main au colonel comme pour joindre sa propre approbation à celle de tout Paris.
La situation était embarrassante pour le colonel. Que signifiaient ces paroles? Pourquoi et à propos de quoi l'avait-on approuvé? C'était une question qu'il ne pouvait pas poser au prince cependant.
—Je vous dirai entre nous, continua celui-ci, que madame de Lucillière elle-même n'a pas caché son sentiment.
Ce nom ainsi prononcé le fit pâlir et son coeur se serra, mais la curiosité l'empêcha de s'abandonner à son émotion.
—Quel sentiment? demanda-t-il.
—Mais celui qu'elle a éprouvé en apprenant votre départ. D'abord, quand on a commencé à croire que vous aviez véritablement quitté Paris, on a été fort étonné; tout le monde avait pensé qu'il ne s'agissait que d'une excursion de quelques jours. Mais, en ne vous voyant pas revenir, on a compris que c'était au contraire un vrai départ. Pourquoi ce départ? C'est la question que chacun s'est posée, et, chez tout le monde, la réponse a été la même.
Sur ce mot, le prince Mazzazoli fit une pause et regarda le colonel en se rapprochant de lui.
—Trouvant votre responsabilité trop gravement compromise dans votre association avec le marquis de Lucillière, vous vouliez bien établir que vous n'étiez pour rien dans les paris engagés sur Voltigeur.
Le colonel respira: l'esprit et le coeur remplis d'une seule pensée, il n'avait nullement songé à cette explication, et il avait tout rapporté, dans ces paroles à double sens, à madame de Lucillière.
—Un jour que l'on discutait votre départ mystérieux dans un cercle composé des fidèles ordinaires de la marquise, le duc de Mestosa, le prince Sératoff, lord Fergusson, madame de Lucillière affirma très nettement que vous aviez bien fait de quitter Paris. «Le colonel est un homme violent, dit-elle, un caractère emporté; il eût pu se lâcher en entendant les sots propos qu'on colporte sur les gains extraordinaires de Voltigeur, et avec lui les choses seraient assurément allées à l'extrême. Il a voulu se mettre dans l'impossibilité de se laisser emporter; je trouve qu'il a agi sagement.» Vous pensez, mon cher ami, si ces paroles ont jeté un froid parmi nous. Personne n'a répliqué un mot. Mais la marquise, s'étant éloignée, on s'est expliqué, et tout le monde est tombé d'accord sur la traduction à faire des paroles de madame de Lucillière. Évidemment la femme ne pouvait pas accuser le mari franchement, ouvertement; mais, d'un autre côté, l'amie ne voulait pas qu'on pût vous soupçonner de vous associer aux procédés du marquis. De là ce petit discours assez obscur, en apparence, mais au fond très clair. Qu'en pensez-vous?
Ainsi la marquise n'avait pas craint d'expliquer leur rupture en jetant la suspicion sur son mari. «Ce n'est pas avec moi qu'il a rompu, avait-elle dit; c'est avec M. de Lucillière.»
Elle tenait donc bien à ménager la jalousie de ses fidèles, qu'elle ne reculait pas devant une pareille explication.
A ce moment, la comtesse Belmonte et Carmelita descendirent dans le jardin, prêtes pour la promenade, et l'on monta en voiture.
Le prince s'étant placé vis-à-vis de sa soeur, le colonel se trouva en face de Carmelita.
Il ne pouvait pas lever les yeux sans rencontrer ceux de la belle Italienne, posés sur les siens.
La promenade fut longue et ils restèrent plusieurs heures ainsi en face l'un de l'autre.
—Est-ce qu'il y a des chemins de voiture pour aller sur les flancs de cette montagne? demanda Carmelita en rentrant à l'hôtel et en montrant du bout de son ombrelle les pentes boisées du mont Cubli.
—Non, répondit le colonel; il n'y a que des sentiers pour les piétons.
—Ne me demande pas de t'accompagner, dit le prince; tu sais que les ascensions sont impossibles pour moi.
—Oh! quand je voudrai faire cette promenade, ce ne sera pas à vous que je m'adresserai, mon cher oncle, dit-elle en riant; ce sera au colonel.
III
Le colonel, le lendemain matin, était parti en excursion de manière à n'être pas exposé à refuser Carmelita, ce qui était presque impossible, ou à l'accompagner, ce qui n'était pas pour lui plaire dans les conditions morales où il se trouvait présentement.
Il resta absent pendant deux jours, et ne revint qu'assez tard dans la soirée, bien décidé à repartir le lendemain matin. Il n'y avait pas deux minutes qu'il était dans sa chambre, lorsqu'il entendit frapper deux ou trois petits coups à la porte cloison; en même temps une voix,—celle de Carmelita—l'appela:
—Vous rentrez?
—A l'instant.
—Vous avez fait bon voyage?
—Très bon, je vous remercie.
—Est-ce que vous êtes mort de fatigue?
—Pas du tout.
—Ah! tant mieux. Est-ce que la porte est condamnée de votre côté!
—Elle est fermée à clef.
—Et vous avez la clef?
—Elle est sur la serrure.
—De sorte que, si vous voulez, voue pouvez ouvrir cette porte?
—Mais pas du tout; il y a un verrou de votre côté?
—Je sais bien. Je dis seulement que, si vous voulez tourner la clef en même temps que je pousse le verrou, la porte s'ouvre.
—Parfaitement.
—Eh bien! alors, si vous n'êtes pas mort de fatigue, vous plaît-il de tourner la clef? moi, je pousse le verrou.
Carmelita apparut, le visage souriant, la main tendue:
—Bonsoir, voisin, dit-elle.
—Bonsoir, voisine.
Et ils restèrent en face l'un de l'autre durant quelques secondes.
—Ma mère est endormie, et son premier sommeil est ordinairement difficile à troubler; cependant, en parlant ainsi à travers les cloisons, nous aurions pu la réveiller. Voilà pourquoi je vous ai demandé d'ouvrir cette porte.
Elle ne montrait nul embarras et paraissait aussi à son aise dans cette chambre qu'en plein jour, au milieu d'un salon.
—Depuis plus d'une heure je guettais votre retour, dit-elle, et je croyais déjà qu'il en serait aujourd'hui comme il en avait été hier.
—Hier j'ai été surpris par la nuit à une assez grande distance, et je n'ai pas pu rentrer.
—Et où avez-vous couché?
—Sur un tas de foin dans un chalet de la montagne.
—Mais c'est très amusant, cela.
—Cela vaut mieux que de coucher à la belle étoile, car les nuits sont fraîches dans la montagne; mais il y a quelque chose qui vaut encore beaucoup mieux qu'un tas de foin, c'est un bon lit.
—Vous aimez ces courses dans la montagne.
—J'aime la vie active, la fatigue; ces courses me délassent de la vie sédentaire que j'ai menée en ces derniers temps.
—Ah!