Sapho. Alphonse Daudet

Sapho - Alphonse Daudet


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       Alphonse Daudet

      Sapho

      Publié par Good Press, 2020

       [email protected]

      EAN 4064066088767

      Table des matières

       La première de couverture

       Page de titre

       Texte

      I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV

      I

      — Regardez-moi, voyons… Jaime la couleur de vos yeux…

      — Comment vous appelez-vous?

      — Jean.

      — Jean tout court?

      — Jean Gaussin.

      — Du Midi, jentends ça… Quel âge?

      — Vingt et un ans.

      — Artiste?

      — Non, madame.

      — Ah! tant mieux…

      Ces bouts de phrases, presque inintelligibles au milieu des cris, des rires, des airs de danse dune fête travestie, séchangeaient — une nuit de juin — entre un pifferaro et une femme fellah dans la serre de palmiers, de fougères arborescentes, qui faisait le fond de latelier de Déchelette.

      Au pressant interrogatoire de lÉgyptienne, le pifferaro répondait avec lingénuité de son âge tendre, labandon, le soulagement dun Méridional resté longtemps sans parler. Étranger à tout ce monde de peintres, de sculpteurs, perdu dès en entrant dans le bal par lami qui lavait amené, il se morfondait depuis deux heures, promenant sa jolie figure de blond hâlé et doré par le soleil, les cheveux en frisons serrés et courts comme la peau de mouton de son costume; et un succès, dont il ne se doutait guère, se levait et chuchotait autour de lui.

      Des épaules de danseurs le bousculaient brusquement, des rires de rapins blaguaient la cornemuse quil portait tout de travers et sa défroque de montagne, lourde et gênante dans cette nuit dété. Une Japonaise aux yeux de faubourg, des couteaux dacier tenant son chignon remonté, fredonnait en lagaçant: Ah! quil est beau, quil est beau, le postillon…[1]; tandis quune novio espagnole en blanches dentelles de soie, passant au bras dun chef apache, lui fourrait violemment sous le nez son bouquet de jasmins blancs.

      Il ne comprenait rien à ces avances, se croyait extrêmement ridicule et se réfugiait dans lombre fraîche de la galerie vitrée, bordée dun large divan sous les verdures. Tout de suite cette femme était venue sasseoir près de lui.

      Jeune, belle? Il naurait su le dire… Du long fourreau de lainage bleu où sa taille pleine ondulait, sortaient deux bras, ronds et fins, nus jusquà lépaule; et ses petites mains chargées de bagues, ses yeux gris larges ouverts et grandis par les bizarres ornements de fer lui tombant du front, composaient un ensemble harmonieux.

      Une actrice sans doute. Il en venait beaucoup chez Déchelette; et cette pensée nétait pas pour le mettre à laise, ce genre de personnes lui faisant très peur. Elle lui parlait de tout près, un coude au genou, la tête appuyée sur la main, avec une douceur grave, un peu lasse… «Du Midi vraiment?… Et des cheveux de ce blond-là!… Voilà une chose extraordinaire.»

      Et elle voulait savoir depuis combien de temps il habitait Paris, si cétait très difficile cet examen pour les consulats quil préparait, sil connaissait beaucoup de monde et comment il se trouvait à la soirée de Déchelette, rue de Rome, si loin de son quartier Latin. Quand il dit le nom de létudiant qui lavait amené… «La Gournerie… un parent de lécrivain… elle connaissait sans doute…» lexpression de ce visage de femme changea, sassombrit subitement; mais il ny prit pas garde, ayant lâge où les yeux brillent sans rien voir. La Gournerie lui avait promis que son cousin serait là, quil le présenterait. «Jaime tant ses vers… je serais si heureux de le connaître…»

      Elle eut un sourire de pitié pour sa candeur, un joli resserrement dépaules, en même temps quelle écartait de sa main les feuilles légères dun bambou et regardait dans le bal si elle ne lui découvrirait pas son grand homme.

      La fête à ce moment étincelait et roulait comme une apothéose de féerie. Latelier, le hall plutôt, car on ny travaillait guère, développé dans toute la hauteur de lhôtel et nen faisant quune pièce immense, recevait sur ses tentures claires, légères, estivales, ses stores de paille fine ou de gaze, ses paravents de laque, ses verreries multicolores, et sur le buisson de roses jaunes garnissant le foyer dune haute cheminée Renaissance, léclairage varié et bizarre dinnombrables lanternes chinoises, persanes, mauresques, japonaises, les unes en fer ajouré, découpées dogives comme une porte de mosquée, dautres en papier de couleur pareilles à des fruits, dautres déployées en éventail, ayant des formes de fleurs, dibis, de serpents; et tout à coup de grands jets électriques, rapides et bleuâtres, faisaient pâlir ces mille lumières et givraient dun clair de lune les visages et les épaules nues, toute la fantasmagorie détoffes, de plumes, de paillons, de rubans qui se froissaient dans le bal, sétageaient sur lescalier hollandais à large rampe menant aux galeries du premier que dépassaient les manches des contrebasses et la mesure frénétique dun bâton de chef dorchestre.

      De sa place, le jeune homme voyait cela à travers un réseau de branches vertes, de lianes fleuries qui se mêlaient au décor, lencadraient et, par une illusion doptique, jetaient au va-et- vient de la danse des guirlandes de glycine sur la traîne dargent dune robe de princesse, coiffaient dune feuille de dracæna un minois de bergère Pompadour; et pour lui maintenant lintérêt du spectacle se doublait du plaisir dapprendre par son Égyptienne les noms, tous glorieux, tous connus, que cachaient ces travestis dune variété, dune fantaisie si amusantes.

      Ce valet de chiens, son fouet court en bandoulière, cétait Jadin; tandis quun peu plus loin cette soutane élimée de curé de campagne déguisait le vieil Isabey, grandi par un jeu de cartes dans ses souliers à boucles. Le père Corot souriait sous lénorme visière dune casquette dinvalide. On lui montrait aussi Thomas Couture en bouledogue, Jundt en argousin, Cham en oiseau des îles.

      Et quelques costumes historiques et graves, un Murat empanaché, un prince Eugène, un Charles Ier, portés par de tout jeunes peintres, marquaient bien la différence entre les deux générations dartistes; les derniers venus, sérieux, froids, des têtes de gens de bourse vieillis de ces rides particulières que creusent les préoccupations dargent, les autres bien plus gamins, rapins, bruyants, débridés.

      Malgré ses cinquante-cinq ans et les palmes de lInstitut, le sculpteur Caoudal en hussard de baraque, les bras nus, ses biceps dhercule, une palette de peintre battant ses longues jambes en guise de sabretache, tortillait un cavalier seul du temps de la Grande Chaumière en face du musicien de Potter, en muezzin qui fait la fête, le turban de travers, mimant la danse du ventre et piaillant le «la Allah, il Allah» dune voix suraiguë.

      On entourait ces joyeux illustres dun large cercle qui reposait les danseurs; et au premier rang, Déchelette, le maître du logis, fronçait sous un haut bonnet persan ses petits yeux, son nez kalmouck, sa barbe grisonnante, heureux de la gaieté des autres et samusant éperdument, sans quil y parût.

      Lingénieur Déchelette, une figure du Paris artiste dil y a dix ou douze ans, très bon, très riche, avec des velléités dart et cette libre allure, ce mépris de lopinion que donnent la vie de voyage et le célibat, avait alors lentreprise dune ligne ferrée de Tauris à Téhéran; et chaque


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