Sapho. Alphonse Daudet
Mais il ne lattendit pas et ne sentit tranquille que lorsquil fut levé à son tour, et vêtu, ses pieds solides dans ses bottes.
Tout en ramassant ses vêtements dans la chambre hermétiquement close où la veilleuse éclairait encore le désordre du petit souper, il entendait le bruit dun débat terrible étouffé par les tentures du salon. Une voix dhomme, irritée dabord, puis implorante, dont les éclats sécrasaient en sanglots, en larmoyantes faiblesses, alternait avec une autre voix quil ne reconnut pas tout de suite, dure et rauque, chargée de haine et de mots ignobles arrivant jusquà lui comme dune dispute de brasserie de filles.
Tout ce luxe amoureux en était souillé, dégradé dun éclaboussement de taches sur de la soie; et la femme salie aussi, au niveau dautres quil avait méprisées auparavant.
Elle rentra haletante, tordant dun beau geste sa chevelure répandue:
— Est-ce bête un homme qui pleure!…
Puis le voyant debout, habillé, elle eut un cri de rage:
— Tu tes levé!… recouche-toi… tout de suite… Je le veux…
Subitement radoucie, et lenlaçant du geste et de la voix:
— Non, non… ne pars pas… tu ne peux pas ten aller comme ça… Dabord je suis sûre que tu ne reviendrais plus.
— Mais si… Pourquoi donc?…
— Jure que tu nes pas fâché, que tu viendras encore… oh! cest que je te connais.
Il jura ce quelle voulut, mais ne se recoucha pas malgré ses supplications et lassurance réitérée quelle était chez elle, libre de sa vie, de ses actes. À la fin elle sembla se résigner à le voir partir, et laccompagna jusquà la porte, nayant plus rien de la faunesse en délire, bien humble au contraire, cherchant à se faire pardonner.
Une longue et profonde caresse dadieu les retint dans lantichambre.
«Alors… quand?…» lui demandait-elle, les yeux tout au fond des yeux. Il allait répondre, mentir sans doute, dans sa hâte dêtre dehors, quand un coup de sonnette larrêta. Machaume sortit de sa cuisine, mais Fanny lui fit signe: «Non… nouvre pas…» Et ils restaient là, tous les trois, immobiles, sans parler.
On entendit une plainte étouffée, puis le froissement dune lettre glissée sous la porte, et des pas qui descendaient lentement.
— Quand je te disais que jétais libre… tiens!…
Elle passa à son amant la lettre quelle venait douvrir, une pauvre lettre damour, bien basse, bien lâche, crayonnée en hâte sur une table de café et dans laquelle le malheureux demandait grâce pour sa folie du matin, reconnaissait navoir aucun droit sur elle que celui quelle voudrait bien lui laisser, priait à deux mains jointes quon ne lexilât pas sans retour, promettant daccepter tout, résigné à tout… mais ne pas la perdre, mon Dieu! ne pas la perdre…
«Crois-tu!…» dit-elle avec un mauvais rire; et ce rire acheva de lui barrer le coeur quelle voulait conquérir. Jean la trouva cruelle. Il ne savait pas encore que la femme qui aime na dentrailles que pour son amour, toutes ses forces vives de charité, de bonté, de pitié, de dévouement absorbées au profit dun être, dun seul.
«Tu as bien tort de te moquer… cette lettre est horriblement belle et navrante…» et tout bas, dune voix grave, en lui tenant les mains:
— Voyons… pourquoi le chasses-tu?…
— Je nen veux plus… Je ne laime pas.
— Pourtant cétait ton amant… Il ta fait ce luxe où tu vis, où tu as toujours vécu, qui test nécessaire.
— Mami, dit-elle avec son accent de franchise, quand je ne te connaissais pas, je trouvais tout cela très bien… Maintenant cest une fatigue, une honte; jen avais le coeur qui me levait… Oh! je sais, tu vas me dire que toi ce nest pas sérieux, que tu ne maimes pas… Mais ça, jen fais mon affaire… Que tu le veuilles ou non, je te forcerai bien de maimer.
Il ne répondit pas, convint dun rendez-vous pour le lendemain, et se sauva, laissant quelques louis à Machaume, le fond de sa bourse détudiant, en paiement de la terrine. Pour lui, cétait fini maintenant. De quel droit troubler cette existence de femme, et que pouvait-il lui offrir en échange de ce quil lui faisait perdre?
Il lui écrivit cela, le jour même, aussi doucement, aussi sincèrement quil put, mais sans lui avouer que de leur liaison, de ce caprice léger et aimable, il avait senti se dégager tout à coup quelque chose de violent, de malsain, en entendant après sa nuit damour ces sanglots damant trompé qui alternaient avec son rire à elle et ses jurons de blanchisseuse.
Dans ce grand garçon, poussé loin de Paris, en pleine garrigue provençale, il y avait un peu de la rudesse paternelle, et toutes les délicatesses, toutes les nervosités de sa mère à laquelle il ressemblait comme un portrait. Et pour le défendre contre les entraînements du plaisir sajoutait encore lexemple dun frère de son père, dont les désordres, les folies avaient à demi ruiné leur famille et mis lhonneur du nom en péril.
Loncle Césaire! Rien quavec ces deux mots et le drame intime quils évoquaient, on pouvait exiger de Jean des sacrifices autrement terribles que celui de cette amourette à laquelle il navait jamais donné dimportance. Pourtant ce fut plus dur à rompre quil ne se limaginait.
Formellement congédiée, elle revint sans se décourager de ses refus de la voir, de la porte fermée, des consignes inexorables. «Je nai pas damour-propre…» lui écrivait-elle. Elle guettait lheure de ses repas au restaurant, lattendait devant le café où il lisait ses journaux. Et pas de larmes, ni de scènes. Sil était en compagnie, elle se contentait de le suivre, dépier le moment où il restait seul.
«Veux-tu de moi, ce soir?… Non?… Alors ce sera pour une autre fois.» Et elle sen allait avec la douceur résignée du forain qui reboucle sa balle, lui laissant le remords de ses duretés et lhumiliation du mensonge quil balbutiait à chaque rencontre. «Lexamen tout proche… le temps qui manquait… Après, plus tard, si ça la tenait encore…» De fait, il comptait, sitôt reçu, prendre un mois de vacances dans le Midi et quelle loublierait pendant ce temps-là.
Malheureusement, lexamen passé, Jean tomba malade. Une angine, gagnée dans un couloir de ministère, et qui, négligée, senvenima. Il ne connaissait personne à Paris, à part quelques étudiants de sa province, que son exigeante liaison avait éloignés et dispersés. Dailleurs il fallait ici plus quun dévouement ordinaire, et dès le premier soir ce fut Fanny Legrand qui sinstalla près de son lit, ne le quittant de dix jours, le soignant sans fatigue, sans peur ni dégoût, adroite comme une soeur de garde, avec des câlineries tendres, qui parfois, aux heures de fièvre, le reportaient à une grosse maladie denfance, lui faisaient appeler sa tante Divonne, dire «merci, Divonne», quand il sentait les mains de Fanny sur la moiteur de son front.
— Ce nest pas Divonne… cest moi… je te veille…
Elle le sauvait des soins mercenaires, des feux éteints maladroitement, des tisanes fabriquées dans une loge de concierge; et Jean nen revenait pas de ce quil y avait dalerte, dingénieux, dexpéditif, dans ces mains dindolence et de volupté. La nuit elle dormait deux heures sur le divan, — un divan dhôtel du Quartier, moelleux comme la planche dun poste de police.
— Mais, ma pauvre Fanny, tu ne vas donc jamais chez toi?… lui demandait-il un jour… Je suis mieux à présent… Il faudrait rassurer Machaume.
Elle se mit à rire. Beau temps quelle courait, Machaume, et toute la maison avec. On avait tout vendu, les meubles, la défroque, même la literie. Il lui restait la robe quelle avait sur le dos et un peu de linge fin, sauvé par sa bonne… Maintenant sil la renvoyait, elle serait à la rue.
III
«Cette fois, je crois que jai trouvé… Rue dAmsterdam, vis-à- vis la gare… Trois pièces, et un grand balcon…