Sapho. Alphonse Daudet

Sapho - Alphonse Daudet


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comment pourraient-ils savoir? Jean ne voyait personne à Paris. Son père, «le consul» comme on disait là-bas, était retenu toute lannée par la surveillance du domaine très considérable quil faisait valoir et ses rudes batailles avec la vigne. La mère, impotente, ne pouvait faire sans aide un pas ni un geste, laissant à Divonne la direction de la maison, le soin des deux petites soeurs jumelles, Marthe et Marie, dont la double naissance en surprise avait à tout jamais emporté ses forces actives. Quant à loncle Césaire, le mari de Divonne, cétait un grand enfant quon ne laissait pas voyager seul.

      Et Fanny maintenant connaissait toute la famille. Lorsquil recevait une lettre de Castelet, au bas de laquelle les bessonnes avaient mis quelques lignes de leur grosse écriture à petits doigts, elle la lisait par-dessus son épaule, sattendrissait avec lui. De son existence à elle il ne savait rien, ne sinformait pas. Il avait le bel égoïsme inconscient de sa jeunesse, aucune jalousie, aucune inquiétude. Plein de sa propre vie, il la laissait déborder, pensait tout haut, se livrait, pendant que lautre restait muette.

      Ainsi les jours, les semaines sen allaient dans une heureuse quiétude un moment troublée par une circonstance qui les émut beaucoup, mais diversement. Elle se crut enceinte et le lui apprit avec une joie telle quil ne put que la partager. Au fond, il avait peur. Un enfant, à son âge!… Quen ferait-il?… Devait-il le reconnaître?… Et quel gage entre cette femme et lui, quelle complication davenir!

      Soudainement, la chaîne lui apparut, lourde, froide et scellée. La nuit, il ne dormait pas plus quelle; et côte à côte dans leur grand lit, ils rêvaient, les yeux ouverts, à mille lieues lun de lautre.

      Par bonheur, cette fausse alerte ne se renouvela plus, et ils reprirent leur train de vie paisible, exquisement close. Puis lhiver fini, le vrai soleil enfin revenu, leur case sembellissait encore, agrandie de la terrasse et de la tente. Le soir, ils dînaient là sous le ciel teinté de vert, que rayait le sifflement en coup dongle des hirondelles.

      La rue envoyait ses bouffées chaudes et tous les bruits des maisons voisines; mais le moindre souffle dair était pour eux, et ils soubliaient des heures, leurs genoux enlacés, ny voyant plus. Jean se rappelait des nuits semblables au bord du Rhône, rêvait de consulats lointains dans des pays très chauds, de ponts de navires en partance où la brise aurait cette haleine longue dont frémissait le rideau de la tente. Et lorsquune caresse invisible murmurait sur ses lèvres: «maimes-tu?… il revenait toujours de très loin pour répondre: «oh! oui, je taime…» Voilà ce que cest de les prendre si jeunes; ils ont trop de choses dans la tête.

      Sur le même balcon, séparé deux par une grille en fer enguirlandée de fleurs grimpantes, un autre couple roucoulait, M. et Mme Hettéma, des gens mariés, très gros, dont les baisers claquaient comme des gifles. Merveilleusement appareillés, dans une conformité dâge, de goût, de lourdes tournures, cétait touchant dentendre ces amoureux à fin de jeunesse chanter en duo tout bas, en sappuyant à la balustrade, de vieilles romances sentimentales…

      Mais je lentends qui soupire dans lombre Cest un beau rêve, ah! laissez-moi dormir.

      Ils plaisaient à Fanny, elle aurait voulu les connaître. Quelquefois même la voisine et elle échangeaient par-dessus le fer noirci de la rampe un sourire de femmes amoureuses et heureuses; mais les hommes comme toujours se tenaient plus raides et lon ne se parlait pas.

      Jean revenait du quai dOrsay, une après-midi, quand il sentendit appeler au coin de la rue Royale. Il faisait un jour admirable, une lumière chaude où Paris sépanouissait à ce tournant du boulevard qui par un beau couchant, vers lheure du Bois, na pas son pareil au monde.

      — Mettez-vous là, belle jeunesse, et buvez quelque chose… ça mamuse les yeux de vous regarder.

      Deux grands bras lavaient happé, assis sous la tente dun café envahissant le trottoir de ses trois rangs de tables. Il se laissait faire, flatté dentendre autour de lui ce public de provinciaux, détrangers, jaquettes rayées et chapeaux ronds, chuchoter curieusement le nom de Caoudal.

      Le sculpteur, attablé devant une absinthe qui allait avec sa taille militaire et sa rosette dofficier, avait auprès de lui lingénieur Déchelette arrivé de la veille, toujours le même, hâlé et jaune, ses pommettes en saillie remontant ses petits yeux bons, sa narine gourmande qui reniflait Paris. Dès que le jeune homme fut assis, Caoudal, le montrant avec une fureur comique:

      — Est-il beau, cet animal-là… Dire que jai eu cet âge et que je frisais comme ça… Oh! la jeunesse, la jeunesse…

      — Toujours donc? fit Déchelette saluant dun sourire la toquade de son ami.

      — Mon cher, ne riez pas… Tout ce que jai, ce que je suis, les médailles, les croix, lInstitut, le tremblement, je le donnerais pour ces cheveux-là et ce teint de soleil…

      Puis revenant à Gaussin avec sa brusque allure:

      — Et Sapho, quest-ce que vous en faites?… On ne la voit plus.

      Jean arrondissait les yeux, sans comprendre.

      — Vous nêtes donc plus avec elle?

      Et devant son ahurissement, Caoudal ajouta sur un ton dimpatience:

      — Sapho, voyons… Fanny Legrand… Ville-dAvray…

      — Oh! cest fini, il y a longtemps…

      Comment lui vint ce mensonge? Par une sorte de honte, de malaise, à ce nom de Sapho donné à sa maîtresse; la gêne de parler delle avec dautres hommes, peut-être aussi le désir dapprendre des choses quon ne lui aurait pas dites sans cela.

      — Tiens! Sapho… Elle roule encore? demanda Déchelette distrait, tout à livresse de revoir lescalier de la Madeleine, le marché aux fleurs, la longue enfilade des boulevards entre deux rangs de bouquets verts.

      — Vous ne vous la rappelez donc pas, chez vous, lannée dernière!… Elle était superbe dans sa tunique de fellah… Et le matin de cet automne, où je lai trouvée déjeunant avec ce joli garçon chez Langlois, vous auriez dit une mariée de quinze jours.

      — Quel âge a-t-elle donc?… Depuis le temps quon la connaît…

      Caoudal leva la tête pour chercher: «Quel âge?…. quel âge?… Voyons, dix-sept ans en 53, quand elle me posait ma figure… nous sommes en 73. Ainsi, comptez.» Tout à coup ses yeux sallumèrent: «Ah! si vous laviez vue, il y a vingt ans… longue, fine, la bouche en arc, le front solide… Des bras, des épaules encore un peu maigres, mais cela allait bien à la brûlure de Sapho… Et la femme, la maîtresse!… Ce quil y avait dans cette chair à plaisir, ce quon tirait de cette pierre à feu, de ce clavier où ne manquait pas une note… Toute la lyre!… comme disait La Gournerie.»

      Jean, très pâle, demanda:

      — Est-ce quil a été son amant, aussi celui-là?…

      — La Gournerie?… Je crois bien, jen ai assez souffert… Quatre ans que nous vivions ensemble comme mari et femme, quatre ans que je la couvais, que je mépuisais pour suffire à tous ses caprices… maîtres de chant, de piano, de cheval, est-ce que je sais?… Et quand je lai eu bien polie, patinée, taillée en pierre fine, sortie du ruisseau où je lavais ramassée une nuit, devant le bal Ragache, ce bellâtre astiqueur de rimes est venu me la prendre chez moi, à la table amie où il sasseyait tous les dimanches!

      Il souffla très fort, comme pour chasser cette vieille rancune damour qui vibrait encore dans sa voix, puis il reprit, plus calme:

      — Dailleurs, sa canaillerie ne lui a pas profité… Leurs trois ans de ménage, ça été lenfer. Ce poète aux airs câlins était rat, méchant, maniaque. Ils se peignaient, fallait voir!… Quand on allait chez eux, on la trouvait un bandeau sur loeil, lui la figure sabrée de griffes… Mais le beau, cest lorsquil a voulu la quitter. Elle saccrochait comme une teigne, le suivait, crevait sa porte, lattendait couchée en travers de son paillasson. Une nuit, en plein hiver, elle est restée cinq heures en bas de chez la Farcy où ils étaient montés toute la bande… Une pitié!… Mais le poète


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