Sapho. Alphonse Daudet

Sapho - Alphonse Daudet


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ans dans les bureaux du service consulaire; puis il sen irait quelque part, très loin. Cette idée dexil ne leffrayait pas; car une tradition chez les Gaussin dArmandy, vieille famille avignonnaise, voulait que laîné des fils suivît ce quon appelle la carrière, avec lexemple, lencouragement et la protection morale de ceux qui ly avaient précédé. Pour ce provincial, Paris nétait que la première escale dune très longue traversée, ce qui lempêchait de nouer aucune liaison sérieuse en amour comme en amitié.

      Une semaine ou deux après le bal de Déchelette, un soir que Gaussin, la lampe allumée, ses livres préparés sur la table, se mettait au travail, on frappa timidement; et, la porte ouverte, une femme apparut en toilette élégante et claire. Il la reconnut seulement quand elle eut relevé sa voilette.

      — Vous voyez, cest moi… je reviens…

      Puis surprenant le regard inquiet, gêné, quil jetait sur la besogne en train:

      — Oh! je ne vous dérangerai pas… je sais ce que cest…

      Elle défit son chapeau, prit une livraison du Tour du monde, sinstalla et ne bougea plus, absorbée en apparence par sa lecture; mais, chaque fois quil levait les yeux, il rencontrait son regard.

      Et vraiment il lui fallait du courage pour ne pas la prendre tout de suite entre ses bras, car elle était bien tentante et dun grand charme avec sa toute petite tête au front bas, au nez court, à la lèvre sensuelle et bonne, et la maturité souple de sa taille dans cette robe dune correction toute parisienne, moins effrayante pour lui que sa défroque de fille dÉgypte.

      Partie le lendemain de bonne heure, elle revint plusieurs fois dans la semaine, et toujours elle entrait avec la même pâleur, les mêmes mains froides et moites, la même voix serrée démotion.

      — Oh! je sais bien que je tennuie, lui disait-elle, que je te fatigue. Je devrais être plus fière… Si tu crois!… Tous les matins en men allant de chez toi, je jure de ne plus venir; puis ça me reprend, le soir, comme une folie.

      Il la regardait, amusé, surpris dans son dédain de la femme, par cette persistance amoureuse. Celles quil avait connues jusque-là, des filles de brasserie ou de skating, quelquefois jeunes et jolies, lui laissaient toujours le dégoût de leur rire bête, de leurs mains de cuisinières, dune grossièreté dinstincts et de propos qui lui faisait ouvrir la fenêtre derrière elles. Dans sa croyance dinnocent, il pensait toutes les filles de plaisir pareilles. Aussi sétonnait-il de trouver en Fanny une douceur, une réserve vraiment femme, avec cette supériorité — sur les bourgeoises quil rencontrait en province chez sa mère — dun frottis dart, dune connaissance de toutes choses, qui rendaient les causeries intéressantes et variées.

      Puis elle était musicienne, saccompagnait au piano et chantait, dune voix de contralto un peu fatiguée, inégale, mais exercée, quelque romance de Chopin ou de Schumann, des chansons de pays, des airs berrichons, bourguignons ou picards dont elle avait tout un répertoire.

      Gaussin, fou de musique, cet art de paresse et de plein air où se plaisent ceux de son pays, sexaltait par le son aux heures de travail, en berçait son repos délicieusement. Et de Fanny, cela surtout le ravissait. Il sétonnait quelle ne fût pas dans un théâtre, et apprit ainsi quelle avait chanté au Lyrique.

      — Mais pas longtemps… Je mennuyais trop…

      En elle effectivement rien de létudié, du convenu de la femme de théâtre; pas lombre de vanité ni de mensonge. Seulement un certain mystère sur sa vie au-dehors, mystère gardé même aux heures de passion, et que son amant nessayait pas de pénétrer, ne se sentant ni jaloux ni curieux, la laissant arriver à lheure dite sans même regarder la pendule, ignorant encore la sensation de lattente, ces grands coups à pleine poitrine qui sonnent le désir et limpatience.

      De temps en temps, lété étant très beau cette année-là, ils sen allaient à la découverte de tous ces jolis coins des environs de Paris dont elle savait la carte précise et détaillée. Ils se mêlaient aux départs nombreux, turbulents, des gares de banlieue, déjeunaient dans quelque cabaret à la lisière des bois ou des eaux, évitant seulement certains endroits trop courus. Un jour quil lui proposait daller aux Vaux-de-Cernay.

      — Non, non… pas là… il y a trop de peintres…

      Et cette antipathie des artistes, il se rappela quelle avait été linitiation de leur amour. Comme il en demandait la raison:

      — Ce sont, dit-elle, des détraqués, des compliqués qui racontent toujours plus de choses quil ny en a… Ils mont fait beaucoup de mal…

      Lui protestait:

      — Pourtant, lart, cest beau… Rien de tel pour embellir, élargir la vie.

      — Vois-tu, mami, ce qui est beau, cest dêtre simple et droit comme toi, davoir vingt ans et de bien saimer…

      Vingt ans! on ne lui eût pas donné davantage, à la voir si vivante, toujours prête, riant à tout, trouvant tout bon.

      Un soir, à Saint-Clair, dans la vallée de Chevreuse, ils arrivèrent la veille de la fête et ne trouvèrent pas de chambre. Il était tard, il fallait une lieue de bois dans la nuit pour rejoindre le prochain village. Enfin on leur offrit un lit de sangle, resté libre au bout dune grange où dormaient des maçons.

      — Allons-y, dit-elle en riant… ça me rappellera mon temps de misère.

      Elle avait donc connu la misère.

      Ils se glissèrent à tâtons entre les lits occupés dans la grande salle crépie à la chaux, où fumait une veilleuse au fond dune niche sur la muraille; et toute la nuit serrés lun contre lautre, ils étouffaient leurs baisers et leurs rires, en entendant ronfler, geindre de fatigue ces compagnons, dont les bourgerons, les lourdes chaussures de travail traînaient tout près de la robe de soie et des fines bottes de la Parisienne.

      Au petit jour, une chatière souvrit au bas du large portail, un rai de lumière blanche frôla la sangle des lits, la terre battue, pendant quune voix enrouée criait: «Ohé! la coterie…» Puis il se fit, dans la grange redevenue obscure, un remue-ménage pénible et lent, des bâillées, des étirements, de grosses toux, les tristes bruits humains dune chambrée qui séveille; et lourds, silencieux, les Limousins sen allèrent, un par un, sans se douter quils avaient dormi près dune belle fille.

      Derrière eux, elle se leva, mit sa robe à tâtons, tordit ses cheveux en hâte: «Reste là… je reviens…» Elle rentrait au bout dun moment avec une énorme brassée de fleurs des champs inondées de rosée. «Maintenant dormons…» dit-elle en éparpillant sur le lit cette odorante fraîcheur de la flore matinale qui ravivait latmosphère autour deux. Et jamais elle ne lui avait paru si jolie quà cette entrée de grange, riant dans le petit jour, avec ses légers cheveux tout envolés et ses herbes folles.

      Une autre fois, ils déjeunaient à Ville-dAvray devant létang. Un matin dautomne enveloppait de brume leau calme, la rouille des bois en face deux; et seuls dans le petit jardin du restaurant, ils sembrassaient en mangeant des ablettes. Tout à coup, dun pavillon rustique branché dans le platane au pied duquel leur table était mise, une voix forte et narquoise appela: «Dites donc, les autres, quand vous aurez fini de vous bécoter…» Et la face de lion, la moustache rousse du sculpteur Caoudal se penchait dans lembrasure en rondins du chalet.

      — Jai bien envie de descendre déjeuner avec vous… Je mennuie comme un hibou dans mon arbre…

      Fanny ne répondait pas, visiblement gênée de la rencontre; lui, au contraire, accepta bien vite, curieux de lartiste célèbre, flatté de lavoir à sa table.

      Caoudal, très coquet dans une apparence négligée, mais où tout était calculé depuis la cravate en crêpe de chine blanc pour éclaircir un teint sabré de rides et de couperoses, jusquau veston serré sur la taille encore svelte et les muscles en saillie, Caoudal lui parut plus vieux quau bal de Déchelette.

      Mais ce qui le surprit et même lembarrassait un peu, ce fut le ton dintimité du sculpteur avec sa maîtresse.


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