Sapho. Alphonse Daudet

Sapho - Alphonse Daudet


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son plus beau livre…

      Immobile, le dos tendu, Gaussin écoutait, aspirant à tout petits coups par une longue paille la boisson glacée servie devant lui. Quelque poison, bien sûr, quon lui avait versé là, et qui le gelait du coeur aux entrailles.

      Il grelottait malgré lheure splendide, voyait dans une reculée blafarde des ombres qui allaient et venaient, un tonneau darrosage arrêté devant la Madeleine, et cet entrecroisement de voitures roulant sur la terre molle silencieusement comme sur de la ouate. Plus de bruit dans Paris, plus rien que ce qui se disait à cette table. Maintenant Déchelette parlait, cest lui qui versait le poison:

      — Quelle atroce chose que ces ruptures… Et sa voix tranquille et railleuse prenait une expression de douceur, de pitié infinie… On a vécu des années ensemble, dormi lun contre lautre, confondu ses rêves, sa sueur. On sest tout dit, tout donné. On a pris des habitudes, des façons dêtre, de parler, même des traits lun de lautre. On se tient de la tête aux pieds… Le collage enfin!… Puis brusquement on se quitte, on sarrache… Comment font-ils? Comment a-t-on ce courage?… Moi, jamais je ne pourrais… Oui, trompé, outragé, sali de ridicule et de boue, la femme pleurerait, me dirait: «Reste…» Je ne men irais pas… Et voilà pourquoi, quand jen prends une, ce nest jamais quà la nuit… Pas de lendemain, comme disait la vieille France… ou alors le mariage. Cest définitif et plus propre.

      — Pas de lendemain… pas de lendemain… Vous en parlez à votre aise. Il y a des femmes quon ne garde pas quune nuit… Celle-là par exemple…

      — Je ne lui ai pas donné une minute de grâce… fit Déchelette avec un placide sourire que le pauvre amant trouva hideux.

      — Alors cest que vous nétiez pas son type, sans quoi… Cest une fille, quand elle aime, elle se cramponne… Elle a le goût du ménage… Du reste, pas de chance dans ses installations. Elle se met avec Dejoie, le romancier; il meurt… Elle passe à Ezano, il se marie… Après, est venu le beau Flamant, le graveur, lancien, modèle, — car elle a toujours eu le béguin du talent ou de la beauté, — et vous savez son épouvantable aventure…

      — Quelle aventure?…» demanda Gaussin, la voix étranglée; et il se remit à tirer sur sa paille, en écoutant le drame damour, qui passionna Paris, il y a quelques années.

      Le graveur était pauvre, fou de cette femme; et de peur dêtre lâché, pour lui maintenir son luxe, il fit de faux billets de banque. Découvert presque aussitôt, coffré avec sa maîtresse, il en fut quitte pour dix ans de réclusion, elle six mois de prévention à Saint-Lazare, la preuve de son innocence ayant été faite.

      Et Caoudal rappelait à Déchelette, — qui avait suivi le. procès, — comme elle était jolie sous son petit bonnet de Saint Lazare, et crâne, pas geignarde, fidèle à son homme jusquau bout… Et sa réponse à ce vieux cornichon de président, et le baiser quelle envoyait à Flamant par-dessus les tricornes des gendarmes, en lui criant dune voix à attendrir les pierres: «Tennuie pas, mami… Les beaux jours reviendront, nous nous aimerons encore!…» Tout de même, ça lavait un peu dégoûtée du ménage, la pauvre fille.

      «Depuis, lancée dans le monde chic, elle a pris des amants au mois, à la semaine, et jamais dartistes… Oh! les artistes, elle en a une peur… Jétais le seul, je crois bien, quelle eût continué à voir… De loin en loin elle venait fumer sa cigarette à latelier. Puis jai passé des mois sans entendre parler delle, jusquau jour où je lai retrouvée en train de déjeuner avec ce bel enfant et lui mangeant des raisins sur la bouche. Je me suis dit: voilà ma Sapho repincée.»

      Jean ne put en entendre davantage. Il se sentait mourir de tout ce poison absorbé. Après le froid de tout à lheure, une brûlure lui tordait la poitrine, montait à sa tête bourdonnante et près déclater comme une tôle chauffée à blanc. Il traversa la chaussée, en chancelant sous les roues des voitures. Des cochers criaient. À qui en avaient-ils, ces imbéciles?

      En passant sur le marché de la Madeleine, il fut troublé par une odeur dhéliotrope, lodeur préférée de sa maîtresse. Il pressa le pas pour la fuir, et furieux, déchiré, il pensait tout haut: «ma maîtresse!… oui, une belle ordure… Sapho, Sapho… Dire que jai vécu un an avec ça!…» Il répétait le nom avec rage, se rappelant lavoir vu sur les petits journaux parmi dautres sobriquets de filles, dans le grotesque Almanach-Gotha de la galanterie: Sapho, Cora, Caro, Phryné, Jeanne de Poitiers, le Phoque…

      Et avec les cinq lettres de son nom abominable, toute la vie de cette femme lui passait en fuite dégout sous les yeux… Latelier de Caoudal, les trépignées chez La Gournerie, les factions de nuit devant les bouges ou sur le paillasson du poète… Puis le beau graveur, les faux, la cour dassises… et le petit bonnet du bagne qui lui allait si bien, et le baiser jeté à son faussaire: «Tennuie pas, mami…» Mami! le même nom, la même caresse que pour lui… Quelle honte! Ah! il allait joliment te balayer ces saletés-là… Et toujours cette odeur dhéliotrope qui le poursuivait dans un crépuscule du même lilas pâle que la toute petite fleur.

      Tout à coup, il saperçut quil était encore à arpenter le marché comme un pont de bateau. Il reprit sa course, arriva dune traite rue dAmsterdam, bien décidé à chasser cette femme de chez lui, à la jeter sur lescalier sans explication, en lui crachant linjure de son nom dans le dos. À la porte il hésita, réfléchit, fit quelques pas encore. Elle allait crier, sangloter, lâcher par la maison tout son vocabulaire du trottoir, comme là-bas, rue de lArcade…

      Écrire?… oui, cest cela, il valait mieux écrire, lui régler son compte en quatre mots, bien féroces. Il entra dans une taverne anglaise, déserte et morne sous le gaz quon allumait, sassit à une table empoissée, près de lunique consommateur, une fille à tête de mort qui dévorait du saumon fumé, sans boire. Il demanda une pinte dale, ny toucha pas et commença une lettre. Mais trop de mots se pressaient dans sa tête, qui voulaient sortir à la fois, et que lencre décomposée et grumeleuse traçait lentement à son gré.

      Il déchirait deux ou trois commencements, sen allait enfin sans écrire, quand tout bas près de lui une bouche pleine et vorace demanda timidement: «Vous ne buvez pas?… on peut?…» Il fit signe que oui. La fille se jeta sur la pinte et la vida dune goulée violente qui révélait la détresse de cette malheureuse, ayant tout juste dans sa poche de quoi rassasier sa faim sans larroser dun peu de bière. Une pitié lui vint, qui lapaisa, léclaira subitement sur les misères dune vie de femme; et il se mit à juger plus humainement, à raisonner son malheur.

      Après tout, elle ne lui avait pas menti; et sil ne savait rien de sa vie, cest quil ne sen était jamais soucié. Que lui reprochait-il?… Son temps à Saint-Lazare?… Mais puisquon lavait acquittée, portée presque en triomphe à la sortie… Alors, quoi? Dautres hommes avant lui?… Est-ce quil ne le savait pas?… Quelle raison de lui en vouloir davantage, parce que les noms de ces amants étaient connus, célèbres, quil pouvait les rencontrer, leur parler, regarder leurs portraits aux devantures? Devait-il lui faire un crime davoir préféré ceux-là?

      Et tout au fond de son être, se levait une fierté mauvaise, inavouable, de la partager avec ces grands artistes, de se dire quils lavaient trouvée belle. À son âge on nest jamais sûr, on ne sait pas bien. On aime la femme, lamour; mais les yeux et lexpérience manquent, et le jeune amant qui vous montre un portrait de sa maîtresse, cherche un regard, une approbation qui le rassurent. La figure de Sapho lui semblait grandie, auréolée, depuis quil la savait chantée par La Gournerie, fixée par Caoudal dans le marbre et le bronze.

      Mais brusquement repris de rage, il quittait le banc où sa méditation lavait jeté sur un boulevard extérieur, au milieu des cris denfants, des commérages de femmes douvriers dans la poudreuse soirée de juin; et il se remettait à marcher, à parler tout haut, furieusement… Joli, le bronze de Sapho… du bronze de commerce, qui a traîné partout, banal comme un air dorgue, comme ce mot de Sapho qui à force de rouler les siècles sest encrassé de légendes immondes sur sa grâce première, et dun nom de déesse est devenu létiquette dune maladie… Quel dégoût que tout cela, mon Dieu!…

      Конец


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