Les liaisons dangereuses. Choderlos de Laclos
D’un autre côté, les personnes d’un goût délicat seront dégoûtées par le style trop simple et trop fautif de plusieurs de ces lettres, tandis que le commun des lecteurs, séduit par l’idée que tout ce qui est imprimé est le fruit d’un travail, croira voir dans quelques autres la manière peinée d’un auteur qui se montre derrière le personnage qu’il fait parler.
Enfin, on dira peut-être assez généralement que chaque chose ne vaut qu’à sa place et que si d’ordinaire le style trop châtié des auteurs ôte en effet de la grâce aux lettres de société, les négligences de celles-ci deviennent de véritables fautes et les rendent insupportables quand on les livre à l’impression.
J’avoue avec sincérité que tous ces reproches peuvent être fondés; je crois aussi qu’il me serait possible d’y répondre, et même sans excéder la longueur d’une préface. Mais on doit sentir que pour qu’il fût nécessaire de répondre à tout, il faudrait que l’ouvrage ne pût répondre à rien, et que si j’en avais jugé ainsi, j’aurais supprimé à la fois la préface et le livre.
[7] Je dois prévenir aussi que j’ai supprimé ou changé tous les noms des personnes dont il est question dans ces lettres, et que si, dans le nombre de ceux que je leur ai substitués, il s’en trouvait qui appartinssent à quelqu’un, ce serait seulement une erreur de ma part et dont il ne faudrait tirer aucune conséquence.
LES
LIAISONS DANGEREUSES
LETTRE PREMIÈRE
CÉCILE VOLANGES à SOPHIE CARNAY,
aux Ursulines de...
Tu vois, ma bonne amie, que je te tiens parole, et que les bonnets et les pompons ne prennent pas tout mon temps; il m’en restera toujours pour toi. J’ai pourtant vu plus de parures dans cette seule journée que dans les quatre ans que nous avons passés ensemble; et je crois que la superbe Tanville[8] aura plus de chagrin à ma première visite, où je compte bien la demander, qu’elle n’a cru nous en faire toutes les fois qu’elle est venue nous voir in fiocchi. Maman m’a consultée sur tout; elle me traite beaucoup moins en pensionnaire que par le passé. J’ai une femme de chambre à moi; j’ai une chambre et un cabinet dont je dispose, et je t’écris à un secrétaire très joli, dont on m’a remis la clef, et où je peux renfermer tout ce que je veux. Maman m’a dit que je la verrais tous les jours à son lever; qu’il suffisait que je fusse coiffée pour dîner, parce que nous serions toujours seules, et qu’alors elle me dirait chaque jour l’heure où je devrais l’aller joindre l’après-midi. Le reste du temps est à ma disposition, et j’ai ma harpe, mon dessin et des livres comme au couvent, si ce n’est que la mère Perpétue n’est pas là pour me gronder, et qu’il ne tiendrait qu’à moi d’être toujours à rien faire; mais comme je n’ai pas ma Sophie pour causer et pour rire, j’aime autant m’occuper.
Il n’est pas encore cinq heures; je ne dois aller retrouver maman qu’à sept: voilà bien du temps si j’avais quelque chose à te dire! Mais on ne m’a encore parlé de rien; et sans les apprêts que je vois faire et la quantité d’ouvrières qui viennent toutes pour moi, je croirais qu’on ne songe pas à me marier, et que c’est un radotage de plus de la bonne Joséphine[9]. Cependant maman m’a dit si souvent qu’une demoiselle devait rester au couvent jusqu’à ce qu’elle se mariât que puisqu’elle m’en fait sortir, il faut bien que Joséphine ait raison.
Il vient d’arrêter un carrosse à la porte et maman me fait dire de passer chez elle tout de suite. Si c’était le monsieur? Je ne suis pas habillée, la main me tremble et le cœur me bat. J’ai demandé à la femme de chambre si elle savait qui était chez ma mère: «Vraiment, m’a-t-elle dit, c’est M. C***.» Et elle riait. Oh! je crois que c’est lui. Je reviendrai sûrement te raconter ce qui se sera passé. Voilà toujours son nom. Il ne faut pas se faire attendre. Adieu, jusqu’à un petit moment.
Comme tu vas te moquer de la pauvre Cécile! Oh! j’ai été bien honteuse. Mais tu y aurais été attrapée comme moi. En entrant chez maman, j’ai vu un monsieur en noir, debout auprès d’elle. Je l’ai salué du mieux que j’ai pu et suis restée sans pouvoir bouger de ma place. Tu juges combien je l’examinais! «Madame, a-t-il dit à ma mère, en me saluant, voilà une charmante demoiselle, et je sens mieux que jamais le prix de vos bontés.» A ce propos si positif, il m’a pris un tremblement tel que je ne pouvais me soutenir; j’ai trouvé un fauteuil et je m’y suis assise, bien rouge et bien déconcertée. J’y étais à peine que voilà cet homme à mes genoux. Ta pauvre Cécile alors a perdu la tête; j’étais, comme a dit maman, tout effarouchée. Je me suis levée en jetant un cri perçant... tiens, comme ce jour du tonnerre. Maman est partie d’un éclat de rire, en me disant: «Eh bien! qu’avez-vous? Asseyez-vous et donnez votre pied à monsieur.» En effet, ma chère amie, le monsieur était un cordonnier. Je ne peux te rendre combien j’ai été honteuse: par bonheur, il n’y avait que maman. Je crois que, quand je serai mariée, je ne me servirai plus de ce cordonnier-là.
Conviens que nous voilà bien savantes! Adieu, il est près de six heures, et ma femme de chambre dit qu’il faut que je m’habille. Adieu, ma chère Sophie; je t’aime comme si j’étais encore au couvent.
P.-S.—Je ne sais par qui envoyer ma lettre: ainsi j’attendrai que Joséphine vienne.
Paris, ce 3 août 17**.
[8] Pensionnaire du même couvent.
[9] Tourière du couvent.
LETTRE II
La Marquise de MERTEUIL au Vicomte de VALMONT,
au château de...
Revenez, mon cher vicomte, revenez: que faites-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens vous sont substitués? Partez sur-le-champ; j’ai besoin de vous. Il m’est venu une excellente idée et je veux bien vous en confier l’exécution. Ce peu de mots devrait suffire et, trop honoré de mon choix, vous devriez venir avec empressement prendre mes ordres à genoux; mais vous abusez de mes bontés, même depuis que vous n’en usez plus, et dans l’alternative d’une haine éternelle ou d’une excessive indulgence, votre bonheur veut que ma bonté l’emporte. Je veux donc bien vous instruire de mes projets: mais jurez-moi qu’en fidèle chevalier, vous ne courrez aucune aventure que vous n’ayez mis celle-ci à fin. Elle est digne d’un héros: vous servirez l’amour et la vengeance; ce sera enfin une rouerie[10] de plus à mettre dans vos mémoires: oui, dans vos mémoires, car je veux qu’ils soient imprimés un jour et je me charge de les écrire. Mais laissons cela et revenons à ce qui m’occupe.
Mme de Volanges marie sa fille: c’est encore un secret; mais elle m’en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu’elle ait choisi pour gendre? Le comte de Gercourt. Qui m’aurait dit que je deviendrais la cousine de Gercourt? J’en suis dans une fureur... Eh bien! vous ne devinez pas encore? Oh! l’esprit lourd! Lui avez-vous donc pardonné l’aventure de l’intendante! Et moi, n’ai-je pas encore plus à me plaindre de lui, monstre que vous êtes[11]?