Un Misanthrope à la Cour de Louis XIV: Montausier, sa vie et son temps. Amédée Roux
de Sedan pour entrer dans une académie militaire, le marquis de Salles ne songea qu'au chagrin qu'allait lui causer leur future séparation, et il versa des larmes abondantes en quittant celui qu'il considérait moins comme un frère que comme le meilleur et le plus dévoué des amis. Tout occupé de ses travaux, il le vit d'ailleurs sans envie partir pour Paris, où sa naissance lui ménageait un brillant accueil, et où la prodigalité d'une mère allait lui permettre de se livrer sans contrainte à ces plaisirs après lesquels on soupire si ardemment au printemps de la vie.
Le marquis de Montausier était éminemment pourvu de toutes les qualités qui peuvent faire réussir dans le monde, et sa bonne mine, sa gaieté, son esprit naturel l'y firent extrêmement goûter. Il avait une grande aptitude aux choses de la guerre comme il devait le prouver plus tard d'une manière éclatante, et ses maîtres de l'académie ne furent pas moins satisfaits que ne l'avaient été ses austères instituteurs de Sedan; il se familiarisa promptement avec les exercices militaires, apprit dans la perfection les manœuvres de l'infanterie et de la cavalerie, moins compliquées il est vrai à cette époque qu'elles ne le sont aujourd'hui, et se prit à soupirer ardemment après le moment où il lui serait donné de consacrer ses naissantes facultés au service du prince et du pays. L'occasion qu'il attendait avec tant d'impatience ne tarda pas à se présenter. La guerre venait d'éclater en Italie à propos de l'investiture du duché de Mantoue que l'empereur refusait de donner au prince de Gonzague, allié et protégé de la France: la politique de l'Espagne était étroitement unie avec celle de l'empire, et Gonzalve de Cordoue, à la tête des troupes espagnoles, mit immédiatement le siége devant Casal que les Français occupaient conjointement avec les troupes du duc de Mantoue. Le territoire de l'Italie, qui est encore aujourd'hui divisé en plusieurs États, en renfermait alors un bien plus grand nombre qui souvent étaient découpés de la façon la plus irrégulière. C'est ainsi que la principauté de la maison de Gonzague se composait de deux tronçons d'inégale grandeur et séparés entre eux par toute l'épaisseur du duché de Milan qui appartenait à l'Espagne; aussi le souverain de Mantoue, incapable de défendre seul contre de puissants voisins ses possessions du Montferrat, flottait-il sans cesse de l'alliance française à l'alliance espagnole, et ce fut par suite des démêlés de ce prince avec le Saint-Empire que Casal se vit occupé vingt-quatre ans par les troupes françaises. A peine le marquis de Montausier eut-il appris que la place était bloquée par les Espagnols que, brûlant du désir de partager les dangers et la gloire de ses compatriotes, il prit la résolution de les rejoindre pour aller combattre avec eux en qualité de volontaire. Une fois décidé, il rompit courageusement avec les délices de Paris et partit en toute hâte pour le théâtre de la guerre; mais en traversant la Suisse il fut atteint d'une petite vérole extrêmement maligne qui, à son grand regret, le força de séjourner dans ce pays pendant plusieurs semaines.
A peine l'intrépide jeune homme fut-il remis de cette affreuse maladie dont les traces récentes rendaient son visage presque méconnaissable, qu'il reprit avec plus d'ardeur l'accomplissement de son généreux dessein. Les circonstances n'étaient malheureusement pas favorables à l'exécution de cette aventureuse tentative, et il dut provisoirement se réfugier à Mantoue où un grand nombre d'officiers français s'étaient retirés, désespérant comme lui d'arriver à Casal [10]. Il ne resta pas inactif pour cela: les troupes impériales serraient de près l'opulente capitale des Gonzague, et Montausier eut l'occasion de s'aguerrir dans de fréquentes escarmouches. Sur ces entrefaites le roi Louis XIII avait forcé le pas de Suse, délivré et ravitaillé Casal, où il laissa une nombreuse garnison sous le commandement supérieur de Toiras, qui devait conquérir là son brevet de maréchal de France. Les voies étaient désormais ouvertes à demi, et le marquis de Montausier, qui brûlait de rejoindre ses compagnons d'armes, profita de l'occasion pour quitter Mantoue. Guidé par un cordelier du pays, caché lui-même, tout protestant qu'il était, sous une robe semblable à celle de son compagnon, d'autres disent sous celle d'un jésuite, il mit en défaut la vigilance des troupes espagnoles et gagna heureusement les avant-postes français, où l'avait précédé la belle réputation qu'il s'était acquise dans le Mantouan [11].
Pendant que son frère se battait en Italie, le marquis de Salles achevait son éducation à l'académie de Sedan qu'il ne tarda pas à quitter pour aller à Paris. Là il se prépara à son tour à la carrière militaire, qui dans les familles protestantes était celle des cadets aussi bien que des aînés, les premiers n'ayant pas, comme les jeunes gentilshommes catholiques, le privilége d'accaparer les meilleurs évêchés et les plus grasses abbayes du royaume. Le marquis de Salles s'était beaucoup formé depuis sa sortie de la maison paternelle; à cette époque de sa vie: «il avait, dit le Père Petit, la taille bien prise, la tête belle, les yeux vifs et pleins de feu, l'air grand et noble, les manières polies, et l'esprit infiniment plus cultivé que la plupart des jeunes gens de son âge.» A cet extérieur agréable venaient se joindre des qualités plus solides: cette sincérité indéfectible qui semblait comme innée chez lui, cette attention scrupuleuse à remplir les devoirs les plus indifférents de son état qui, dans les fonctions importantes qui lui furent confiées plus tard, firent l'admiration et l'étonnement de ses contemporains. Sa mère, heureuse et émue de le trouver si changé, lui rendit dans toute sa plénitude cette affection dévouée que les ennuis d'une éducation pénible avaient pu affaiblir sans l'éteindre jamais; et puis d'ailleurs le marquis de Montausier était absent, en danger peut-être, et à la vue de son fils cadet qu'elle avait peine à reconnaître tant il était transformé à son avantage, Mme de Montausier sentait son chagrin s'adoucir et ses appréhensions se calmer. Ce n'est pas que le jeune gentilhomme fût sans défaut: l'excès de la vertu ressemble beaucoup au vice, et la susceptibilité du marquis de Salles à l'endroit de ce qu'on appelle encore le point d'honneur devait donner à sa mère d'affreuses inquiétudes. On sait quels ravages fit dans les rangs de la noblesse, au temps de Henri IV, la sauvage passion du duel, cette maladie sociale qui n'avait paru céder à la rigueur des édits de ce prince que pour redoubler d'intensité, lorsqu'à sa mort le royaume fut livré aux incertitudes d'une régence continuée trop longtemps sous le nom des favoris de Louis XIII. Les mesures vigoureuses de Richelieu purent seules atténuer les effets d'une coutume déplorable et d'autant plus meurtrière que tout duel était double à cette époque; chaque champion amenait avec lui sur le terrain un second qui se battait aussi, en sorte que dans une seule rencontre, il y avait parfois deux tués et deux blessés. Sans être jamais le provocateur, le marquis de Salles avait souvent à rendre raison de reparties trop franches qui échappaient, quoi qu'il pût faire, à sa nature impétueuse. Il se battit fréquemment, mais on doit constater à sa louange qu'il ne voulut jamais prendre de second, faisant ainsi preuve de bons sens et d'honnêteté jusque dans la pratique du plus monstrueux abus. Le temps qu'il ne consacrait point au monde était partagé entre les exercices de l'académie militaire et des études auxquelles il apportait plus d'ardeur que de bon goût. C'est ainsi qu'il dévorait ces œuvres aussi volumineuses que frivoles qui, telles que le Roman de l'Astrée et l'Histoire d'Amadis avec ses innombrables suites, offraient une interminable pâture aux esprits légers des courtisans. Il ne laissait pourtant pas de lire et de relire les grands écrivains de l'antiquité, surtout les historiens et les moralistes, dont il goûtait plus particulièrement les enseignements: il avait appris à leur école à être avare de son temps, et tous les moments de sa vie étaient rigoureusement réglés. Il se lia dès cette époque avec les gens de lettres, mais ses relations étaient mêlées comme ses lectures: les contemporains ne nous disent pas qu'il ait fréquenté jamais ni Corneille ni Rotrou, mais ils insistent sur son intimité avec le romancier Scudéry, avec Conrart et surtout avec Chapelain, l'auteur infortuné de la Pucelle. Ces trois hommes, qui devaient composer le noyau de l'Académie française, admettaient volontiers à leurs doctes réunions, ce gentilhomme imberbe qui, eu égard à l'admiration qu'il professait pour leurs écrits, devait leur paraître doué d'un esprit aussi fin que précoce, et dans lequel ils espéraient d'ailleurs rencontrer plus tard un protecteur et un appui.
Pendant son séjour à Paris, le marquis de Salles suivait avec un intérêt palpitant les péripéties de la guerre d'Italie; il tressaillait au récit des premiers exploits de son aîné, et lorsqu'il eut appris sa sortie audacieuse de Mantoue et son arrivée au sein de l'armée française, qui était sur le point de se mesurer de nouveau avec les Espagnols, il