Le fils du Soleil (1879). Gustave Aimard
--Explique-toi.
--Vous allez comprendre.
--Cela nous fera plaisir.
--Peut-être. La vieille Indienne Pehuenche, qui, ce soir, a traversé la plaine sur un mauvais cheval et vous a demandé le chemin de Carmen, dit Sanchez en répétant par raillerie les mots de Julian, savez-vous ce que c'est?
--Malepeste! une atroce guenon dont la figure effroyable épouvanterait le diable.
--Ah! vous croyez? Eh bien! vous n'y êtes pas le moins du monde.
--Parle, ne joue pas avec nous comme un cougouar avec une souris.
--Mes enfants, cette guenon Pehuenche c'était...
--C'était.
--Neham-Outah.
Neham-Outah (l'ouragan) était le principal Ulmen des Aucas. Sanchez aurait pu parler longtemps sans être interrompu par ses frères, tant cette nouvelle les avait atterrés.
--Malédiction, s'écria enfin Julian.
--Mais comment le sais tu? demanda Quinto.
--Vous imaginez-vous que je me sois amusé à dormir pendant huit jours, mes frères? Les Indiens, à qui vous voulez envoyer des robes, se préparent dans le plus grand silence à vous donner un furieux coup de cornes. Il faut se méfier de l'eau qui dore et du calme qui dissimule la tempête. Toutes les nations de la haute et de la basse Patagonie, et même de l'Araucanie, se sont liguées pour tenter une invasion, massacrer tous les blancs et détruire le Carmen. Deux hommes ont tout fait, deux hommes que vous et moi connaissons de longue date. Neham-Outah et Pincheira, le chef des Araucanes. Ce soir, grande réunion des députés des nations Aucas, Pehuenches, Tehuelches, Araucanes, Puelches, où l'on doit définitivement convenir du jour et de l'heure de l'attaque, distribuer les postes aux différentes tribus et arrêter les dernières mesures pour le succès de l'expédition.
--Caraï! exclama Julian; pas un instant à perdre! Que l'un de nous se rende à franc-étrier au Carmen pour instruire le gouvernement du danger qui menace la colonie.
--Non, pas encore! Ne soyons pas si pressés et tâchons de connaître les intentions des Indiens. Le quipus a été envoyé partout et les chefs qui se trouveront au rendez-vous sont Neham-Outah, Lucaney, Pincheira, Le Mulato, Chaukata, Gaykilof, Vera, Matipan, Killapan et autres, en tout vingt. Vous voyez, je suis bien informé.
--Où se réuniront-ils?
--A l'arbre de Gualichu.
--Diable! ce n'est point chose aisée de les surprendre en pareil lieu.
--Morbleu! c'est impossible, dit Quinto.
--Où manque la force, mettons la ruse. Voici Simon qui revient. Eh bien! rien de nouveau?
--Tout est tranquille, dit-il en mettant pied à terre.
--Tant mieux! nous pouvons agir alors, reprit Sanchez. Écoutez-moi, mes frères. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas?
--Oh! s'écrièrent les trois hommes.
--Dans ce cas, vous me suivrez?
--Partout.
--Vite! à cheval, car moi aussi je veux assister à l'assemblée indienne.
--Et tu nous conduis?...
--A l'arbre de Gualichu.
Les quatre hardis compagnons se mirent en selle et partirent au galop.
Sanchez avait sur ses frères une supériorité que ceux-ci reconnaissaient; de sa part, rien ne les étonnait, tant ils étaient accoutumés à lui voir accomplir ces merveilles.
--Comptes-tu t'introduire seul au milieu des chefs? demanda Julian.
--Oui, Julian; au lieu de vingt, ils seront vingt-et-un, voilà tout, ajouta Sanchez avec un sourire railleur.
Les bomberos piquèrent des deux et disparurent dans les ténèbres.
II.--LE PRESIDIO
Longtemps après la découverte du Nouveau-Monde, les Espagnols fondèrent en Patagonie, en 1710, un Presidio situé sur la rive gauche du Rio-Négro, à sept lieues de son embouchure, et nommé Nuestra senora del Carmen ou bien encore Patagones.
L'Ulmen Negro, principal chef des Puelches campés dans le voisinage du Rio-Négro, accueillit favorablement les Espagnols, et, moyennant une distribution faite aux Indiens d'une grande quantité de vêtements et de toutes sortes d'objets à leur usage, il leur vendit le cours de cette rivière depuis son embouchure jusqu'à San Xavier. De plus, par la volonté de l'Ulmen Negro, les indigènes aidèrent les Espagnols à élever la citadelle qui devait leur servir d'abri, et prêtèrent ainsi leurs bras à leur propre servitude.
A l'époque de la fondation du Carmen, le poste consistait seulement en un fort, bâti sur la rive nord, au sommet d'une falaise escarpée qui domine la rivière, les plaines du sud et la campagne environnante. Sa forme est carrée: il est construit de murs épais en pierre et flanquée de trois bastions, deux sur la rivière à l'est et à l'ouest et le troisième sur la plaine. L'intérieur renferme la chapelle, le presbytère et le magasin aux poudres; sur les autres côtés se prolongent des logements spacieux pour le commandant, le trésorier, les officiers, la garnison et un petit hôpital. Toutes ces constructions hautes d'un rez-de-chaussée seulement, sont couvertes de tuiles. Le gouvernement possède, en outre, au dehors, de vastes greniers, une boulangerie, un moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux estancias ou fermes approvisionnées de chevaux et de têtes de bétail.
Aujourd'hui le fort est presque ruiné; les murailles, faute de réparations, croulent de toutes parts; seuls les bâtiments d'habitation sont en bon état.
Le Carmen se divise en trois groupes deux au nord et un au sud de la rivière.
Des deux premiers, l'un, l'ancien Carmen, ou le Presidio proprement dit, est placé entre le fort et le Rio-Négro sur le penchant de la falaise et se compose d'une quarantaine de maisons, différentes d'ordres et de hauteur et formant une ligne irrégulière qui suit le cours des eaux. Autour d'elles s'éparpillent de misérables cabanes. Là est le centre du commerce avec les Indiens.
L'autre groupe de la même rive, appelé Poblacion-del-Sur, est à quelques centaines de pas du fort vers l'est; il en est séparé par des dunes mouvantes qui masquent entièrement la volée des canons. La Poblacion forme une vaste place carrée, autour de laquelle s'étend une centaine d'habitations, neuves pour la plupart, d'un seul étage, qui sont couvertes en tuiles et qui servent de demeure à des agriculteurs, à des fermiers et des pulperos (marchands d'épiceries et de liqueurs).
Entre les deux groupes, il y a plusieurs maisons éparses et semées ça et là le long de la rivière.
Le village de la rive sud, qu'on nomme Poblacion-del-Sur, est composé d'une vingtaine de maisons alignées sur un terrain bas et sujet aux inondations. Celles-ci, plus pauvres que celles du nord, sont le refuge des gauchos et des estancieros. Quelques pulperos, attirés par le voisinage des Indiens, y ont aussi établi leur commerce.
L'aspect général en est triste: à peine quelques arbres croissent-ils de loin en loin et seulement sur le bord du fleuve, témoignant de l'existence que leur donne à regret un sol ingrat. Les rues sont pleines d'un sable pulvérulent qui obéit au vol du vent.
Cette description d'un pays complètement inconnu jusqu'à présent était indispensable pour l'intelligence des faits qui vont suivre.
Le jour où commence cette histoire, vers deux heures de l'après midi, cinq ou six gauchos, attablés dans la boutique d'un pulpero,