Histoire des Montagnards. Alphonse Esquiros

Histoire des Montagnards - Alphonse Esquiros


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caractères et les événements était d'ailleurs celle de l'Ami du peuple. Aussi me faisait-elle, au jour taciturne qui régnait dans cette chambre, un effet particulier. La terreur qui s'attache aux hommes de 93 me pénétrait peu à peu. J'avais froid. Cette femme ne m'apparaissait plus comme la soeur de Marat, mais comme son ombre. Je l'écoutai en silence.

      Les paroles qui tombaient de sa bouche étaient des paroles austères.

      —On ne fonde pas, me disait-elle, un état démocratique avec de l'or ni avec des ambitions, mais avec des vertus. Il faut moraliser le peuple. Une république veut des hommes purs que l'attrait des richesses et les séductions des femmes trouvent inflexibles. Il n'y a pas d'autre grandeur sur la terre que celle de travailler pour le maintien des droits et l'observation des devoirs. Cicéron est grand parce qu'il a su déjouer les desseins de Catilina et défendre les libertés de Rome. Mon frère lui-même ne m'est quelque chose que parce qu'il a travaillé toute sa vie à détruire les factions et à établir le règne du peuple: autrement je le renierais. Monsieur, retenez bien ceci: ce n'est pas la liberté d'un parti qu'il faut vouloir, c'est la liberté de tous et celle-ci ne s'acquiert dans un État que par des moeurs rigides. Il faut, quand les circonstances l'exigent, sacrifier aux vrais principes sa vie et celle des ennemis du bien public. Mon frère est mort à l'oeuvre. On aura beau faire, l'on n'effacera pas sa mémoire.

      Elle me parla ensuite de Robespierre avec amertume.

      —Il n'y avait rien de commun, ajouta-t-elle, entre lui et Marat. Si mon frère eût vécu, les têtes de Danton et de Camille Desmoulins ne seraient pas tombées.

      Je lui demandai si son frère avait été vraiment médecin de la maison du comte d'Artois.

      —Oui, répondit-elle, c'est la vérité. Sa charge consistait à soigner les gardes du corps et les gens préposés au service des écuries. Aussi fut-il poursuivi plus tard par une foule de marquises et de comtesses qui venaient le trouver chez lui, le flattaient et l'engageaient à déserter la cause du peuple. Le bruit courut même par la ville qu'il s'était vendu pour un château….

      —Monsieur, ajouta-t-elle en me désignant d'un geste son misérablé réduit,—je suis sa soeur et son unique héritière: regardez, voici mon château!

      Et il y avait de l'orgueil dans sa voix.

      L'humeur soupçonneuse de certains révolutionnaires ne s'était point endormie chez elle avec les années. Plusieurs fois je la surpris à fixer sur mon humble personne des regards méfiants et inquisiteurs. Elle m'avoua même éprouver le besoin de prendre des renseignements sur mon civisme auprès d'un ami dans lequel elle avait confiance. Je la vis aussi s'emporter à chaque fois que je lui fis quelques objections: c'était bien le sang de Marat.

      Mes questions sur les habitudes de son frère, sur sa manière de vivre, n'obtinrent guère plus de succès. Les détails de la vie intime rentraient d'après elle dans les conditions de l'homme, être calamiteux et passager que la mort efface sous un peu de terre. L'histoire ne devait point descendre jusqu'à ces futilités.

      Elle me parla incidemment de Charlotte Corday, comme d'une aventurière et d'une fille de mauvaise vie.

      Ce qui me frappa fut son opinion sur l'assassinat politique. Louis-Philippe venait d'échapper à l'un des nombreux attentats qui signalèrent son règne; on pense bien qu'elle détestait en lui l'homme et le roi.

      —N'importe! s'écria-t-elle; c'est toujours un mauvais moyen de se défaire des tyrans.

      Je me levai pour sortir.

      —Monsieur, me dit-elle, revenez dans quinze jours, je vous communiquerai des renseignements biographiques sur mon frère, si je vis encore; car dans l'état de maladie où vous me voyez je m'éteindrai subitement. Un jour, demain peut-être, en ouvrant la porte, on me trouvera morte dans mon lit; mais je ne m'en afflige aucunement. La mort n'est un mal que pour ceux qui ont la conscience troublée. Moi, qui suis sur le bord de la fosse et qui vous parle, je sais qu'on quitte la vie sans regrets quand on n'a rien à se reprocher. Mon frère est mort pauvre et victime de son dévouement à la patrie; c'est là toute sa gloire.

      Je redescendis l'escalier avec un poids sur le coeur.

      —Voilà des gens, me disais-je, qui voulaient le bien de l'humanité, qui poursuivirent ce rêve jusqu'à la mort avec un désintéressement héroïque, et qui ne sont guère arrivés qu'à une renommée sanglante, à une dictature éphémère. On en est même à se demander s'ils n'ont point compromis la grande cause qu'ils croyaient servir. Ce n'est point assez que de vouloir le bien: il faut l'atteindre par des voies que ne désavouent ni la raison ni la justice.

      Marat se définissait lui-même le bouc émissaire qui se charge en passant de tous les maux de l'humanité. Il y avait dix siècles d'oppression, de misères, de tortures entassés sur cet enfant du peuple, laid et mal venu, qui, à bout de patience, se retourne contre ses anciens maîtres, furieux, écumant. Ce petit homme sur les pieds duquel toute une société a marché; ce médecin qui porte dans son corps malade la pâleur et la fièvre des hôpitaux; ce journaliste inquiet, ombrageux, méfiant, lâché sur la place publique comme un dogue vigilant dans une ville ouverte et peu sûre, pour y faire le guet; cet oeil du peuple qui va rôdant ça et là pour découvrir les traîtres; cet homme-anathème, qui assume sur sa tête maudite tout l'odieux des mesures de sang, constitue bien un caractère à part, une des maladies de la Révolution.

      Il a été trop légèrement traité de charlatan et d'aventurier par les écrivains royalistes. Avant d'entrer dans la carrière politique, Marat était un savant. Voltaire lui fit l'honneur de critiquer un de ses premiers livres [Note: De l'Homme ou des principes et des lois de l'influence de l'âme sur le corps et du corps sur l'âme, 1775] où il plaçait le siége de l'âme dans les méninges. [Note: Nom collectif des trois membranes qui enveloppent le cerveau.] On voit du moins que l'auteur était spiritualiste. Il publia ensuite différents travaux sur le feu, l'électricité, la lumière, l'optique.

      Isidore Geoffroy Saint-Hilaire me racontait que vers 1830 (si ma mémoire est fidèle) l'administration du Jardin des Plantes fit l'emplette d'une boite contenant des instruments de physique: par un hasard singulier, une partie de ces instruments avait servi à Marat pour faire ses expériences; l'autre avait appartenu au comte de Provence, depuis Louis XVIII.

      Un autre caractère excentrique avec lequel me mit en relation cette histoire des Montagnards était l'avocat Deschiens. Celui-là n'avait jamais demandé de têtes; c'était l'indifférence politique, l'ordre et l'urbanité en personne. Il habitait Versailles où il possédait plusieurs chambrées de brochures et de papiers publics, comme on disait au temps de la Révolution. Tous ces documents étaient classés, étiquetés. A chaque grande époque historique il se rencontre un homme (un, c'est assez) qui s'isole du mouvement général des esprits pour se livrer à des goûts personnels, et en apparence bizarres; mais, sans lui, où trouverait-on les matériaux de l'histoire? C'est ce qu'on appelle le collectionneur.

      La question que s'adressait à lui-même l'avocat Deschiens, en s'éveillant dès l'aube (de 89 à 94) n'était pas du tout celle qui préoccupait alors tout le monde: «La cour triomphera-t-elle de l'Assemblée nationale ou est-ce au contraire l'Assemblée nationale qui aura raison du roi et de la reine? Qui l'emportera aujourd'hui de la Montagne ou de la Gironde? Où s'arrêtera la terreur? Les Dantonistes délivreront-ils la France des Hébertistes? Que pense et que fait le Comité de salut public? Où nous conduit la Commune de Paris?» Non, rien de tout cela ne l'intéressait très-vivement. Sa question à lui était celle-ci:

      «Combien paraîtra-t-il aujourd'hui de feuilles nouvelles et de pamphlets?» Alerte et cette pensée dans la tête, il parcourait aussitôt les rues de Paris, écoutant les crieurs, s'arrêtant aux boutiques des libraires, interrogeant les affiches, achetant tout, classant tout avec un soin minutieux. Hé bien! cet homme particulier a rendu un grand service. S'il se fût laissé entraîner comme tant d'autres par l'ambition de la tribune, nous compterions un pâle orateur de plus dans un temps qui regorgeait déjà de parleurs et d'hommes d'État; tandis que la collection Deschiens à laquelle j'ai beaucoup


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