Histoire des Montagnards. Alphonse Esquiros

Histoire des Montagnards - Alphonse Esquiros


Скачать книгу
l'axe des sociétés modernes en substituant au règne de la foi l'autorité de la raison.

       Table des matières

      La Révolution en germe dans la cabale.—La franc-maçonnerie.—Les mystiques.—Les inventeurs.

      On n'a pas assez tenu compte d'une autre source d'opposition à l'ancien régime théocratique et monarchique: cette source, c'est la science.

      Il est bien vrai que la science n'existait guère au moyen âge et même à l'époque de la renaissance des lettres et des arts. On ne découvre, à cette époque, que des systèmes incohérents, vagues, entachés de merveilleux. N'oublions pas toutefois que de l'alchimie s'est dégagée la chimie et que l'astrologie a été l'embryon de l'astronomie.

      L'Église n'avait point en elle-même le principe de la science. L'homme, d'après elle, a été déchu pour avoir voulu savoir; il ne se relève que par l'ignorance volontaire, c'est-à-dire par la soumission de l'esprit à des dogmes révélés et à l'autorité visible des conciles. Une telle doctrine devait logiquement proscrire la libre pensée et frapper d'une réprobation terrible la recherche des lois de la nature. Les oeuvres d'Aristote furent brûlées par la main du bourreau. Condamnée, poursuivie par la justice ecclésiastique et séculière, la science se cacha, rentra sous terre. Enveloppée de formes obscures, bizarres, impénétrables, elle eut ses initiations, ses mystères. Elle se fit société secrète et prit le nom de cabale.

      La cabale était une contre-Église.

      Pour peu qu'on fouille dans les ouvrages des cabalistes (astrologues, alchimistes, magiciens), on découvre les opinions les plus étranges sur l'éternité de la matière, la transmutation des minéraux, l'engendrement des plantes et des animaux par une série de transformations naturelles, la chaîne magnétique des êtres, le tout brouillé dans des rêveries et des mythes dont le secret n'était accessible qu'aux initiés. Pourquoi ces voiles? C'est qu'alors la libre pensée ne se sentait point en sûreté sous les formes vulgaires du langage. Le livre écrit à style découvert courait grand risque d'être condamné aux flammes s'il contenait des opinions équivoques [Note: Témoin celui de Jean Scott qu'Honorius fit brûler]. C'est pour éviter cette menace perpétuelle de destruction que les cabalistes couvrirent opiniâtrement leurs idées d'une obscurité prudente. Ces précautions ne désarmèrent pas la surveillance de l'Église. Elle ne tarda point à découvrir la retraite dans laquelle l'esprit humain s'était réfugié. L'antagonisme de la science et de la foi éclata. Les cabalistes, sans fronder ouvertement l'autorité du dogme ni du mystère, ouvraient aux esprits curieux une voie d'investigations hasardeuses. De là conflit. Et pourtant beaucoup d'ecclésiastiques mordirent, durant le moyen âge, à la pomme des sciences occultes, comme quelques-uns d'entre eux goûtèrent plus tard aux doctrines philosophiques du XVIIIe siècle.

      Entendons-nous bien: je ne veux pas dire que ces savants livrés, d'après un auteur du temps, à la pratique des arts séditieux, artibus quibusdam seditiosis, eussent sur la réforme religieuse et politique les mêmes idées que nos pères de 89. Non; mais ces hommes étaient des dissidents. Leur opposition, relative au temps où ils vivaient, inquiéta les maîtres de la société. L'Église et l'État condamnèrent la cabale comme la racine amère de toutes les hérésies et de toutes les nouveautés. La vérité est que l'orthodoxie sentait par cette voie ténébreuse les meilleures intelligences du temps lui échapper. Quoique l'esprit des sciences occultes fût très-indéterminé, le clergé jugea nettement que cet esprit n'était pas le sien. Qu'était-il donc? une tendance à se rapprocher de la nature, cette grande excommuniée que les docteurs déclaraient être la fille de Satan.

      Moins la science est avancée, plus elle se nourrit de chimères et de folles illusions, plus elle croit déjà tenir sous sa main tous les secrets de la nature. L'ambition des alchimistes et des astrologues n'avait d'égale que leur inexpérience. Ils affichaient la prétention de faire de l'or, de prolonger indéfiniment la vie au moyen d'un élixir dont ils disaient avoir la formule, de créer un homme «en dehors et sans le secours du moule naturel», de dérober aux astres qui roulent au-dessus de nos têtes les arcanes de la destinée et de prédire ainsi à chacun les événements futurs, la grandeur ou la décadence des royaumes. Que ne promettaient-ils point à leurs adeptes? En agissant ainsi, étaient-ils de bonne foi? Il faut croire qu'ils se trompaient eux-mêmes. La base de la méthode expérimentale leur manquant, ils n'échappaient au mysticisme chrétien que pour se jeter dans les rêveries. Toujours est-il que l'attrait de ces sciences occultes devait séduire les imaginations et que le nombre des affiliés était considérable. Or la plupart d'entre eux (nous le savons par leurs ouvrages) se montraient très-préoccupés de palingénésie sociale. Ils s'attendaient à de grands événements, à des guerres durant lesquelles le sang coulerait à flot, «à des mutations de royaume et à des révolutions,» après lesquelles la paix et le repos retourneraient sur la terre. Songes creux, dira-t-on; soit, mais songes d'esprits inquiets, aspirant à un ordre de choses meilleur que celui sous lequel ils vivaient.

      Non contents de voiler leurs idées sous les pages symboliques du grimoire, les alchimistes les avaient fixées dans la pierre. Il y avait à Paris un monument qui passait surtout pour contenir les secrets de la science hermétique; mais il fallait être initié pour déchiffrer le sens des figures. C'était le cimetière des Innocents. Sur l'un des murs on voyait un lion accroupi et enroulé d'une banderole avec ces mots: Requiescens accubuit ut leo; quis suscitabit cum? «Mon fils est couché comme un lion; qui le fera lever?»

      Le lion s'est levé le 14 juillet 1789; il a aiguisé ses ongles sur les pierres de la Bastille, et ses rugissements ont fait trembler toute la terre.

      Mal vus, mais redoutés à cause de la puissance infernale dont le vulgaire les croyait investis, les initiés aux sciences occultes exercèrent une assez grande influence sur l'opinion publique. La foule ignorante crut s'égaler à eux en se donnant au diable. Il y eut des confréries de sorciers. Dans ces âges d'ignorance et de superstition, une idée tourne tout de suite en épidémie morale. Le nombre de tels insensés devint considérable; Henri Boguet, grand juge en la terre de Saint-Claude, propose qu'on coupe la tête à trois cent mille, et demande «que chacun prête la main à un si bon office». Les moins coupables étaient conduits «à la fosse» pour y faire pénitence au pain et à l'eau. [Note: J'ai trouvé une ancienne gravure sur bois qui représente bien les idées du temps sur la Justice: une femme assise sur un siége de fer, la tête couverte d'un voile noir, les pieds enveloppés d'un suaire, la place du coeur vide et une balance à la main. C'est cette Justice qui expédiait les sorciers et les hérétiques.] La société d'alors, pour exercer ses violences contre les sorciers, s'autorisa du pacte qu'ils avaient, disait-on, juré entre eux de détruire les chefs de l'Église et de la monarchie.

      «S'il advient, dit Juvénal des Ursins, que… icieux innovateurs de diables idolàtres soient mis en prison, ils doivent être punys comme trahistes du roy et crimineux de léze-majesté.» Les magistrats, aux XVe et XVIe siècle, firent arrêter un si grand nombre de ces malheureux, qu'on ne pouvait plus, dit un auteur du temps, les juger ni les exécuter, quoiqu'on y allât très-vite. De la mauvaise physionomie d'un homme on pouvait tirer contre lui un indice suffisant pour l'appliquer à la question. Le fils était appelé à porter témoignage de ce crime contre le père, le père contre le fils. Le châtiment des sorciers était la peine du feu. Le seul doute qui tourmentait, en France, plus d'un légiste, était de savoir s'ils devaient être brûlés tout vifs ou s'il convenait premièrement de les étrangler. Ces deux opinions réunissaient des partisans.—Je recommande de tels faits aux historiens sensibles qui versent tant de larmes sur les victimes du tribunal révolutionnaire; les excès provoquent toujours, dans l'avenir, d'autres excès; l'abîme appelle l'abîme; le bûcher appelle l'échafaud.

      Les aveugles étaient, jusqu'en 1450, protégés par la loi: la peine de mort passait muette et désarmée devant cette grande infortune. Le bourreau n'avait rien à faire là où la justice divine s'était arrêtée si rigoureuse


Скачать книгу