Histoire des Montagnards. Alphonse Esquiros
que tomba la foudre de l'irritation populaire. Cette parole de Moïse fut une fois de plus vérifiée: «Les pères seront punis dans leurs enfants.» La noblesse transmit à ses descendants la responsabilité de ses actes, et Louis XV fut guillotiné dans Louis XVI qui valait beaucoup mieux que l'amant de la Pompadour, le digne élève de l'infâme Dubois.
La foi n'existait plus que dans le clergé inférieur, et ça et là dans quelques campagnes. Sorti d'une étable, le christianisme était retourné aux toits recouverts de chaume. Dans les villes, l'esprit philosophique remettait en question tous les dogmes religieux. A côté des orgies d'une société mourante, une âpre école de libres penseurs, avocats, écrivains, rhéteurs, médecins, tabellions, travaillaient dans le silence à reconstituer les titres perdus de l'humanité. La conscience troublée révélait ses inquiétudes par des tressaillements infinis. On sentait vaguement que quelque chose d'inconnu allait venir.
IV
La Révolution pouvait-elle être évitée?—Louis XVI et Marie-Antoinette.—Affaire du collier.—Personne ne voit de salut que dans la convocation des États généraux.
Il y en a qui se demandent encore si la Révolution de 89 pouvait être éludée par des réformes. Turgot et Malesherbes l'ont essayé; l'un et l'autre ont échoué devant les obstacles. Le bras d'un homme n'était pas assez fort pour s'opposer aux excès d'une caste puissante et nombreuse; il fallait le rempart vivant de toute une nation. Peut-être même était-il inévitable que cette réformation du vieux monde fût produite par des moyens extraordinaires et violents. Les crimes contre la société entraînent des châtiments exemplaires qui épouvantent la Justice elle-même. On ne déracine pas les chênes sans remuer le sol autour d'eux.
Au moment où s'ouvre l'histoire de la Révolution, les deux derniers règnes ont détrompé la France royaliste. Les prisons d'État, les lettres de cachet, la censure, les impôts, livrés au caprice d'une courtisane ou d'un favori, ont créé dans les populations des villes l'esprit de résistance. Les iniquités des droits féodaux et des justices féodales, la corvée, les aides, la dîme, la milice, avaient soulevé les classes agricoles. Sans doute les abus étaient grands; mais, il faut en convenir, la Révolution Française fut surtout provoquée par les nouveaux instincts du peuple.
La première moitié de la vie des nations appartient au pouvoir et la seconde moitié à la liberté. A côté du sommeil de la cour et de la molle ignorance des grands seigneurs, les sciences et les lettres, ces filles du peuple, avaient marché: la parole mise au bout des doigts du sourd-muet; la foudre dérobée aux nuages; l'aérostat, ce vaisseau qui semble fait pour dompter un jour l'océan de l'air; tout cela avait donné aux hommes, jusque-là timides et soumis, une grande opinion de leurs forces. La nation étouffait de pensées; le moment de les écrire était venu, et quand les idées sont semées il faut qu'elles lèvent. Les philosophes sortaient en général de la classe inférieure ou moyenne. De toutes parts les larges têtes du peuple et de la bourgeoisie chassaient devant elles les fronts bas et renversés des petits-maîtres de la cour.
On touchait à l'année mémorable qui devait décider la lutte. L'horizon politique devenait de plus en plus sombre. Louis XVI, depuis son avènement, avait essayé successivement à la France plusieurs ministères que des obstacles nouveaux et imprévus venaient toujours renverser. Les circonstances étaient insurmontables; elles usaient les hommes. Calonne, bel-esprit, vain et prodigue, venait de disperser les restes du trésor public, dans lequel les maîtresses de Louis XV avaient puisé à pleines mains. [Note: La Dubarry reçut, en quinze mois, du trésor public 2,400,000 fr.]
Comme l'or est, dans les États monarchiques, le soleil de la corruption et l'instrument du pouvoir sur les consciences, instrumentum regni, Calonne, en agitant les finances, avait réveillé pour un instant autour du trône un éclat factice qui ne tarda pas à s'éteindre. On avait dépensé beaucoup trop d'argent; il crut que le remède était d'en dépenser davantage. Illusions!—Bientôt le numéraire manqua dans les caisses. Le cardinal de Brienne, élevé au rang de premier ministre par la retraite de Calonne, n'avait rien pu contre les progrès d'une banqueroute. Il venait de sortir des affaires, emportant le sentiment d'une calamité prochaine. Le mauvais état des finances creusait de plus en plus, sous les marches du trône, un gouffre dévorant, dans lequel devait s'engloutir l'ancien régime. Dans le mauvais état où étaient les affaires, un grand roi eût-il sauvé la monarchie en se mettant à la tête des réformes? J'en doute. Les abus avaient dépassé la mesure; la coupe débordait; la réaction contre l'ancien régime devait donc malheureusement être entachée d'excès. En pareil cas, on n'arrive à la modération qu'après un temps de violence. Louis XVI, d'un autre côté, n'était pas du tout l'homme qu'il fallait pour dominer les événements. Il ne savait pas vouloir. Élevé dans les traditions de la cour, il ne comprenait absolument rien à l'état des esprits ni aux tempétueuses exigences de l'opinion publique. Contracter une alliance sérieuse avec le tiers-état eût peut-être été le moyen de tout sauver; il n'y songea même point. Engagé comme roi par des liens séculaires envers la noblesse de France et le clergé, il s'obstinait à compter sur leur concours pour défendre la majesté du trône. Ne sachant trop de quel côté attaquer les abus, il se contenta d'abolir la torture et d'adoucir l'exercice du pouvoir arbitraire. Effrayé du rôle que lui imposaient les événements, il se réfugia dans les devoirs de la vie privée qui sont après tout les derniers devoirs d'un roi. On raconte que le Régent, homme d'esprit, libéral, mais sceptique, et avec lequel Louis XVI n'avait aucun autre trait de ressemblance, cherchait l'heure à une table chargée de montres, quand il eût dû la demander au cadran de son siècle. Au milieu du réveil des esprits, Louis XVI, lui, se livrait plus volontiers à des travaux manuels qu'à des plans de régénération politique. Il forgeait volontiers des clefs, des serrures; il entreprit et exécuta plusieurs grands ouvrages de serrurerie, entre autres une grille pour le palais de Versailles. Quelle dérision! Quelle amère critique des institutions monarchiques! Le culte du trône était en France une véritable idolâtrie. Le roi se montrait à distance comme une sorte d'être surnaturel. Que dut penser la noblesse, le jour où se tournant vers ce fétiche pour lui demander aide et protection, à la place d'un dieu elle ne trouva plus sur l'autel qu'un forgeron?
Cependant la nation, mal servie par ses ministres, mécontente du roi qui demeurait irrésolu, entendait bien ne plus prendre conseil que d'elle-même. Le voeu unanime réclamait la convocation des États généraux. Ces grandes assemblées étaient depuis longtemps suspendues: la dernière avait eu lieu en 1614. Formés à la vie politique par les écrits de Montesquieu, de Diderot, de Jean-Jacques, de Voltaire, beaucoup d'orateurs et d'hommes d'État qui n'avaient point encore fait leurs preuves, brûlaient du désir d'attaquer en face les priviléges et les abus. N'était-on pas à bout d'expédients? N'avait-on pas eu recours vainement à l'Assemblée des notables (1787)? Quel autre moyen que la convocation des États généraux pour remédier aux embarras dans lesquels les profusions des deux derniers règnes avaient jeté les finances?
On avait réduit les Français à l'état de servitude et de silence en les isolant; il leur suffisait maintenant, pour redevenir libres, de se réunir. C'est un spectacle curieux sur lequel on ne saurait trop réfléchir: le plus grand événement que le monde ait encore vu, entrant sur la scène par la porte basse et étroite d'une question d'argent. Sans le déficit légué par Louis XIV à Louis XV et par Louis XV à son successeur, il ne se fût pas rencontré de motif assez impérieux aux yeux de la cour pour convoquer la nation et l'ériger en conseil. La Révolution, ne voyant pas alors d'ouverture favorable, aurait bien pu s'éloigner et attendre encore un demi-siècle. La royauté, en somme, n'y aurait pas beaucoup gagné; mais Louis XVI aurait conservé sa tête.
Tout le monde tournait les yeux vers l'assemblée future comme vers une arche de salut. Le peuple affamé lui demandait du pain; la cour, embarrassée du poids des affaires, espérait y trouver des lumières pour sortir d'une situation difficile; le tiers état y voyait un moyen de ressaisir son existence politique.
A peine la déclaration