Les Troubadours: Leurs vies — leurs oeuvres — leur influence. Anglade Joseph
et où régnait le culte de la poésie. Malgré la différence des temps et des mœurs, ce public ne doit pas avoir complètement disparu: du moins nous ne le croyons pas.
En tout cas nous nous comparerions volontiers à un adversaire du trobar clus: on verra plus loin que ces mots désignent une manière d'écrire qui consiste à dérouter les profanes et à réserver la poésie aux seuls initiés. A quoi un grand troubadour, Giraut de Bornelh, répondit un jour par la déclaration suivante, qui sert de début à une de ses chansons: «Je ferais, si j'avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît.» C'est la pensée qui nous a souvent guidé dans la rédaction de ce travail. Nous l'aurions voulu assez clair et assez simple pour qu'il fût à la portée de tout le monde: y avons-nous réussi?
Nous avions l'intention de dédier ce volume à notre vieux maître Camille Chabaneau. Nous ne pouvons le dédier aujourd'hui qu'à sa mémoire vénérée.
J. A.
LES TROUBADOURS
CHAPITRE PREMIER
INTRODUCTION
La civilisation gallo-romaine.—Maintien de traditions artistiques et littéraires.—Les limites de la langue d'oc.—Les origines «limousines» de la poésie des troubadours.—La période préparatoire (XIe s.).—Le premier troubadour.—Caractère artistique et aristocratique de la poésie des troubadours.—Germes de faiblesse et de décadence.—Aperçu sommaire de son histoire.—Grandes divisions.—Comparaison avec la poésie de langue d'oïl.
L'étude des littératures modernes s'est renouvelée depuis qu'on a appliqué à cette étude la méthode comparative qui a donné de si heureux résultats en linguistique. L'habitude a régné longtemps d'étudier en elles-mêmes, sans regarder pour ainsi dire à l'extérieur, chacune des grandes littératures nationales. Mais on a reconnu assez vite les défauts et les faiblesses de cette méthode. On n'ose pas—et cela depuis les origines—étudier l'histoire du romantisme français, sans étudier en même temps l'histoire littéraire des pays voisins. L'histoire de certains genres au XVIIe siècle, sur lesquels il semblait que tout eût été dit, a été renouvelée récemment par l'étude des rapports littéraires de la France et de l'Espagne. La poésie française du XVIe siècle a subi de la part de l'Italie une influence qu'on a longtemps soupçonnée et même admise, mais que les érudits contemporains ont seuls étudiée en détail.
La même méthode appliquée à l'étude des littératures du moyen âge a donné d'aussi heureux résultats. Pour prendre comme exemple l'Italie, les historiens de sa littérature n'ont pas eu de peine à reconnaître que l'épopée française était à l'origine de sa poésie épique et que sa première poésie lyrique était imitée de la poésie lyrique provençale.
Cette influence de la poésie des troubadours sur la littérature des peuples romans a été reconnue depuis longtemps. Diez l'avait déjà marquée en étudiant la poésie galicienne, qu'il a été un des premiers à faire connaître. Les textes ont été publiés depuis et la démonstration a été reprise avec plus d'ampleur; la conclusion est hors de doute. La même conclusion s'impose à ceux qui ont étudié les origines de la poésie catalane. Dans le fond comme dans la forme, dans les idées comme dans la technique, on retrouve partout la trace d'une influence provençale. Quant à la poésie lyrique française, celle de langue d'oïl, l'influence de la poésie lyrique méridionale a été magistralement démontrée dans un livre dont il suffit de rappeler le titre: Les Origines de la Poésie lyrique en France, par M. Jeanroy.
Enfin on n'a pas eu de peine à découvrir des traces de cette influence dans la littérature allemande. Le savant Karl Bartsch, à qui la philologie germanique doit autant que la philologie romane et plus particulièrement provençale, a montré que deux Minnesinger, Friedrich von Hausen et le comte Rodolphe de Neuenburg, de la fin du XIIe siècle, avaient formellement imité deux troubadours bien connus, Folquet de Marseille et Peire Vidal. L'ensemble du Minnesang laisse entrevoir de nombreuses traces d'emprunt.
Ces simples constatations suffisent à marquer l'intérêt de notre sujet. Nous y reviendrons en détail par la suite, quand nous aurons fait à grands traits l'histoire interne de la poésie provençale. Pour le moment nous voudrions étudier ses origines, délimiter son domaine, marquer son caractère, sa durée, sa valeur, résumer en un mot ce qu'il est indispensable de connaître avant d'aborder l'étude des troubadours. Nous serons obligés de passer rapidement sur des points importants, de résumer en quelques lignes ou de rappeler par une simple allusion des travaux de grande valeur; mais le caractère que nous voulons laisser à ces études sur les troubadours nous y oblige. Nous nous promettons seulement de ne rien dire qui ne soit vrai, de ne rien affirmer qui n'ait été démontré, renvoyant pour le détail des démonstrations à d'autres études d'un caractère plus scientifique que celle-ci.
La civilisation romaine avait pénétré en Gaule par la Provence et par le Languedoc, par Marseille et par Narbonne, qui toutes deux avaient déjà connu la civilisation grecque. De bonne heure de savantes écoles d'enseignement supérieur s'élevèrent dans les provinces méridionales. Il suffit de rappeler l'éclat dont brillaient au IVe siècle Bordeaux et Périgueux, Auch et Toulouse, Narbonne et Arles, Vienne et Lyon.
C'est par le Midi également qu'avait commencé l'évangélisation des Gaules: de gracieuses légendes le rappellent encore aujourd'hui en Provence. Ces causes réunies donnèrent à ces pays, pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, une vie intellectuelle et artistique que d'autres parties de la Gaule n'avaient pas connue ou ne connaissaient plus. Sans doute, dans l'Est et le Nord-Est, les écoles de Besançon, d'Autun et de Trèves, comme celles de Bourges et d'Orléans, dans le Centre, étaient restées célèbres, mais leur décadence, pour des causes que nous n'avons pas à rappeler ici, avait été plus rapide que celle des écoles du Midi. Trèves en particulier, malgré Ausone, était, comme l'a remarqué M. Jullian, une grande place d'armes plutôt qu'une grande Université [1]. Une curieuse anecdote, rapportée par Grégoire de Tours, nous renseigne sur l'état d'esprit d'un abbé parisien de son temps que le caprice du roi Clotaire voulait envoyer comme évêque à Avignon, en Avignon, comme on dit plus euphoniquement en Provence. Le pauvre saint Domnolus, car c'est de lui qu'il s'agit, passa toute la nuit en prières, demandant à Dieu de ne pas être envoyé parmi les senatores sophisticos (c'étaient les conseillers municipaux du temps) et les judices philosophicos (la magistrature!) qui peuplaient Avignon; il affirmait que, vu sa simplicité, le poste qu'on lui offrait serait pour lui une humiliation plutôt qu'un honneur [2].
Il semble donc que dans la plupart des villes du Midi de la Gaule des traditions littéraires et artistiques s'étaient maintenues, au moins jusqu'à la rénovation des études classiques à l'époque de Charlemagne. A cette date, cent cinquante ans à peine nous séparent des premiers monuments poétiques de la langue d'oc, qui sont un poème philosophique commentant le De Consolatione de Boèce, et un poème sur sainte Foy d'Agen. A la fin du XIe siècle apparaît le premier troubadour, Guillaume, comte de Poitiers.
La tentation est grande d'expliquer par une survivance des traditions littéraires la naissance de ce mouvement poétique. La poésie des troubadours serait l'héritière de la poésie latine de la décadence. Une explication de ce genre paraît même si naturelle qu'on pourrait être porté à s'en contenter tout