La jeune fille verte. Paul Jean Toulet
assez insolites si loin des Indes, où on les nomme: varangues. Et ainsi faisait encore la famille, en souvenir de l'oncle Jeanny, opulent créole échappé jadis des affranchis, des jacobins, des corsaires. Ce Paschal, dont la famille, à l'île Bourbon, se nommait: des Balises, avait laissé dans le pays plus d'une légende, par sa mise de planteur, ses indolents caprices, et le grand nombre de ses bâtards. Avec ses deux beaux-frères, il terrorisait Ribamourt. L'un d'eux, le capitaine Paul-Jean de Laborde, officier de marine et qui l'était resté sous la Terreur, réalisait, sur ses vieux jours encore, cette figure d'aventurier brutal, dangereux et chevaleresque, fort éloignée du Louis XVI, et dont ni son métier ni son temps n'étaient avares. Quant à l'autre, le potestat de Sibas, ancien chancelier de Monsieur et ruiné par la Terreur, il avait rapporté de l'émigration pour tous bagages, une idée fixe: il voulait remplacer la guillotine par une potence à fleurs de lis, pour y suspendre ensemble nouveaux seigneurs, nouveaux bourgeois, nouvelles gens d'épée, tout ce qui, en un mot, s'était tiré de roture.
—Mais ils sont trop, avouait-il, quand sa goutte lui donnait du répit.
Entre la varangue et la rue de l'Église, bordée d'un mur bas qui s'écaillait sous une grille à fers de lance, il y avait une aire fleurie de géraniums et d'héliotropes, dont Basilida prenait elle-même soin, à défaut de ses gens que son mari aimait mieux employer au dehors, dût la vaste demeure qui se délabrait, lui choir sur les épaules. Trois tilleuls, dont la cour était dérobée au soleil, nouaient la noirceur de leurs branches dans l'air nourricier. En levant les yeux, Vitalis découvrit à peine une tache d'azur que l'heure assombrissait déjà. Un papillon porte-queue s'y tenait immobile, qui soudain tomba vers les fleurs en se laissant glisser sur le tranchant d'une aile. Presque aussitôt il reprit son vol loin du parterre, vite, plus vite encore. Et on le vit se suspendre là-haut, mais si léger que le vide de l'air semblait suffire à soutenir ses ailes blondes.
Sous le portail, dont l'un et l'autre pied-droit portait un pot à feu, sculpté d'aigles, et qu'un échiqueté jaune et noir, comme on en voit en Béarn, ornait d'un reste de peinture, le jeune homme se heurta contre un campagnard trapu, barbu et chauve, à l'allure élastique.
—Bonjour, Monsieur Vitalis, dit l'homme.
—Eh adieu, Firmin. Si c'est pour le patron, il est sorti.
—Non. Ce n'est que Detzine, la gouïate. Nous sommes un peu cousins, vous savez, étant de Mesplède, tous deux. Et té, je voulais lui dire bonjour, en passant: la grande porte était sur mon chemin, plus près que celle du verger; ma foi, je suis entré comme un Monsieur.
—Et bien vous fîtes, Firmin. Il n'y a pas de porte close aux poètes. Mais, dites: si vous veniez boire un verre? Detzine ne séchera pas pour attendre un peu plus. D'ailleurs, elle se porte très bien.
—Et vous m'avez l'air d'un bon ausculteur, dit l'homme, avec un rire d'enfant qui étonnait, entre sa barbe noire, et les rides de son front dégarni.
—Quoique j'ai eu mon âge, moi aussi, où j'aurais laissé la belle cuisse de poularde sur mon assiette, pour en tâter d'une autre sorte. Et encore aujourd'hui, il me semble que je n'en serais pas au point du régent d'Hargouët, qui, le soir de ses noces, voulait dormir sur le fauteuil, pour ne pas gêner sa femme. Ah, s'il voulait seulement me la prêter.
—Mais vous êtes marié, Firmin.
—Au diantre, té, je l'oublie toujours.
—Comme de me raconter votre mariage, et comment vous avez manayé le beau-père.
—Ah, le vieux franc-maçon! Un jour que vous viendrez à Mesplède, je vous dirai ça, devant la Marie-Jeanne, et une bouteille de mon vin bouché. Du Jurançon, que mon oncle le vicaire—dé l'aoüte coustat dou poun—m'a envoyé.
Il avait fait volte-face pour accompagner Vitalis, tous deux devisant en béarnais, le langage ordinaire de Firmin. Poète bien connu de tout le Béarn sous le nom de Firmin de Mesplède, c'est là, étant tailleur, et assis comme un Boudha sur sa table de chêne, qu'il discourait éloquemment tout le long du jour. Parfois, c'était un conte du roi Henry, ou du roi Artus; parfois, des bergers, et quelque chanson d'amour, d'absence, de mélancolie, dont le meunier ou le colporteur, lès coudes à la fenêtre, sentait son cœur plus chaud que pour un verre où rit le soleil dans le vin.
Cependant ils étaient arrivés sur la place Jeanne, lieu irrégulier, poudreux, bossu, que hérissaient, naguère des barbes de leurs pignons, quelques maisons à poutres noires, du temps des Centulle et des Albret. L'une après l'autre, on les avait remplacées par des «immeubles» plats du toit, dont les façades étaient peintes en manière de pierres de taille. Ces bâtisses étaient considérées avec dégoût par les Parisiens en cours de traitement. Et cela scandalisait les Mortiripuaires qui les soupçonnaient un peu de jalousie.
—Eh! disait Me Beaudésyme, s'ils y trouvent trop d'architecture... ils ont bien la rue de Rivoli.
Vitalis et le tailleur s'assirent à la terrasse du Soleil d'Étain, le café «bien fréquenté» de Ribamourt. Presque aucun habitué ne s'y trouvait encore, la plupart en étant aujourd'hui retenus par une répétition de l'Harmonie Mortiripuaire, société musicale dont les cuivres, comme les bois, passaient pour honorifiques. Tel personnage des mines d'étain, de ceux qu'on appelait communément les Eteignoirs, y tenait le grand bugle. Me Beaudésyme y jouait du hautbois, «mais si faux, disait Cérizolles, que c'était comme en écriture publique.»
Le piston obéissait à la langue de Lubriquet-Pilou, libertin notoire, et ancien octroyeur, aujourd'hui trésorier de la Société des Bains Neurasthénothérapiques. Cela était l'objet de mille équivoques plaisantes. A peine avait-il préludé que, dans l'auditoire, il se trouvait toujours quelqu'un qui murmurât: «E' là, lou cot dé léngue, aquet diable!» Et tous de pouffer, pour la centième fois.
—Tu n'es donc pas avec les trombones du bon Dieu? demanda d'une voix enrouée à Vitalis un homme, laid, qui buvait du vermouth.
—Vous voyez, répondit le clerc d'assez mauvaise grâce: je fais comme vous.
—Alors Monsieur le juge de paix n'est plus en harmonie, interrogea Firmin avec une fausse humilité, qui n'obtint pour réponse qu'un sec: Il paraît.
Le fait est que M. Pétrarque Lescaa, juge de paix du crû, et longtemps cymbale à l'Harmonie Mortiripuaire, s'était vu récemment contraint de résigner ses fonctions. Ce n'est plus entre ses mains, désormais, que sonnait et frissonnait le cuivre. L'instrument dont la double conque avait longtemps sonné avec son orgueil, dormait aujourd'hui.
Et même, il ne parvenait pas à le revendre, ce qui lui augmentait son amertume. Depuis que ces «buveurs d'eau bénite», comme il disait, l'avaient prié sans détours, les insinuations ayant prouvé en plusieurs fois ne pas suffire, qu'il allât débiter ailleurs sa politique; et une irréligion dont l'excès, dans un pays demeuré généralement chrétien, l'avait rendu insupportable à tous; ses rancunes en s'étrécissant avec l'âge, le rendaient ennuyeux. Il n'amusait même plus Diodore Lescaa «le riche», dont Vitalis était le filleul, et l'un et l'autre les cousins. Aussi Pétrarque n'épargnait-il pas toujours ce parent lui-même, dont sa haine lui faisait oublier l'héritage.
—Et l'Onagre va bien, s'informa-t-il d'un ton frivole, dont le jeune homme se sentit agacé.
—Mon parrain est en bonne santé, je vous remercie, répondit-il. Et sûr de le blesser en retour, il ajouta: nous dînons ensemble ce soir, chez le patron.
Pétrarque, en effet, sembla plus jaune devenu:
—Tu ne sais pas? Tu vas lui faire lire mon article... pour l'amuser.
—Non, répliqua Vitalis.
—Il y en a donc un nouveau, demanda Firmin, avec un air d'intérêt.
—Voulez-vous voir?
Et, soudain gracieux, il lui tendit le Cassitéride. C'est dans cette feuille en mal de copie que ses diatribes voyaient le jour, dont se réjouissait