Ghislaine. Hector Malot
sa pauvreté, et convaincue qu'elle grandissait sa situation par sa dignité.
A dix ans, à onze ans, jusqu'à quatorze ans, Ghislaine avait accepté cette vie monotone, soumise et résignée, sans échappée au dehors, n'imaginant pas dans son impuissance enfantine qu'elle pût être autre. Si enfant qu'elle fût, elle comprenait que c'était par scrupule et pour qu'on ne l'accusât point de s'être débarrassé d'un devoir difficile, que son oncle, au lieu de la mettre au couvent, avait voulu cette éducation. Et quand elle le voyait se faire jeune et affectueux pour lui en adoucir les sévérités; quand elle voyait lady Cappadoce toujours attentive et toujours appliquée à sa tâche, ne pas dire un mot, ne pas faire une observation qui ne fussent dictés par la justice même, elle sentait qu'elle eût été ingrate de se plaindre. On était pour elle ce que les circonstances permettaient qu'on fût: un oncle n'est pas un père; une gouvernante n'est pas une mère; c'était là le malheur, la tristesse de sa situation qu'elle ne pouvait pas leur reprocher.
Mais la floraison de la quinzième année avait suscité en elle des échappées au dehors, qui étaient nées de ses souvenirs mêmes.
C'était en se rappelant les regards émus et les paroles de tendresse que sa mère et son père échangeaient en l'embrassant, qu'elle s'était dit que la morne solitude et les tristesses de son enfance ne se dissiperaient que le jour où elle se marierait. Pourquoi, alors, ne serait-elle pas heureuse comme sa mère l'avait été? Pourquoi le babil d'un enfant n'amènerait-il pas sur ses lèvres ces sourires qu'elle avait vu le sien provoquer sur celles de sa mère?
Et de même c'était en se rappelant les illuminations et les fleurs des grands appartements de l'hôtel aujourd'hui toujours fermés; c'était en retrouvant dans sa mémoire l'aspect superbe de la cour d'honneur du château les jours des grandes chasses, ou celui de la salle de spectacle les soirs où l'on jouait la comédie, qu'elle avait compris que tout cela ressusciterait quand elle se marierait.
Et voilà que le mari qu'elle avait rêvé; sans lui donner un corps, l'être idéal qui flottait indécis dans les féeries de son imagination devenait un personnage réel; il existait, il la connaissait; tout au moins il l'avait vue.
Où?
Elle n'était point de ces petites bourgeoises mondaines qui, à dix-huit ans, ont été partout; en vraie fille du monde où les traditions sont une religion, elle n'avait été nulle part! les offices à Saint-François-Xavier, quand parfois elle passait un dimanche à Paris; quelques rares visites chez des parentes à qui elle avait des devoirs à rendre, en janvier ou à de certains anniversaires; en mai, des séances d'étude au Salon depuis qu'elle travaillait la sculpture, et c'était tout; il lui était donc facile de remonter dans ses souvenirs en se demandant où elle avait vu «l'homme de son monde qu'elle accepterait pour mari et qui pouvait prétendre à sa main».
Évidemment, elle n'avait pas à chercher au Salon. Jamais personne n'y avait fait attention à elle. Tout d'abord, elle en avait été mortifiée, s'imaginant qu'elle valait bien un regard; mais elle n'avait pas tardé à comprendre que ceux qui ne la connaissaient pas n'allaient pas accorder ce regard à une fille simplement habillée, que pour le costume on pouvait prendre pour une jeune femme de chambre accompagnant sa maîtresse, plutôt que pour une fille de grande maison accompagnée de sa gouvernante.
C'est donc seulement dans des visites qu'elle avait pu se rencontrer avec ce mari, et parmi les jeunes hommes qui semblaient réunir les qualités dont parlait son oncle, elle n'en trouvait qu'un, un seul qui les eût toutes,—celles-là et beaucoup d'autres qu'elle était disposée à lui reconnaître,—le comte d'Unières. En tout elle ne l'avait pas vu trois fois, et ils n'avaient pas échangé dix paroles; mais certainement il était le seul qui fût l'incarnation vivante de l'être idéal dont elle avait si souvent rêvé.
Pourquoi? En quoi? Elle eût été bien embarrassée de le dire, ne sachant rien ou presque rien de lui, mais enfin elle sentait qu'il en était ainsi.
IV
C'était une règle, établie que Ghislaine se coucha tous les soirs à neuf heures et demie. Mais ce jour-là, si elle entra dans sa chambre à l'heure réglementaire, ce ne fut pas pour se mettre au lit. Elle était trop agitée pour penser à dormir, et après avoir fait le voyage de Paris à Chambrais sous les regards curieux de lady Cappadoce qui ne la quittaient pas, elle avait besoin d'être libre pour réfléchir: sa porte close, elle l'était.
Jusqu'à quinze ans, elle avait habité sa chambre d'enfant, à côté de sa gouvernante, au premier étage. Mais alors son oncle avait voulu qu'elle prit l'appartement de sa mère, qui se composait de quatre pièces au rez-de-chaussée, dans l'aile droite du château: un petit salon, une chambre à coucher qui était immense avec six fenêtres, deux sur la cour d'honneur, deux sur l'avant-cour et deux sur les jardins; un vaste cabinet de toilette avec salle de bain, et un autre cabinet où couchait une femme de chambre.
Lady Cappadoce s'était opposée à ce changement qui lui semblait amoindrir son autorité; mais c'était justement en vue de cet affaiblissement d'autorité que M. de Chambrais avait imposé sa volonté. Ne fallait-il pas préparer l'enfant à l'émancipation? Pour cela le mieux était de l'habituer à une certaine liberté. Chez elle, dans l'appartement qu'avaient toujours habité les princesses de Chambrais depuis deux cents ans, Ghislaine n'était plus une petite fille.
Une fois dans sa chambre, Ghislaine commença par éteindre sa lampe, puis ouvrant une des fenêtres qui donnent sur les jardins, elle resta à rêver en laissant sa pensée se perdre dans les profondeurs du parc qu'éclairait la pleine lune.
Respectueux de la tradition, les princes de Chambrais n'avaient apporté aucun changement aux dispositions primitives de leur château et de leur parc: tels ils les avaient reçus de leurs pères, tels il les avaient conservés. Chaque fois que les dégradations du temps l'avaient exigé, ils avaient fait réparer le château, mais sans jamais accepter des restaurations plus ou moins savantes qui auraient altéré son caractère. De même, pour le mobilier, ils avaient changé les étoffes toutes les fois qu'elles s'étaient trouvées usées, mais toujours en respectant l'harmonie de l'ensemble: ainsi, le meuble de la chambre de Ghislaine, qui dans son neuf, sous Louis XIV, était en velours de Gênes, avait été recouvert de velours à parterre sous Louis XVI et de nouveau en velours de Gênes lorsque plus tard celui-ci avait repris son ancien nom.
Dessinés par Le Nôtre, les jardins et le parc qui leur faisait suite n'avaient jamais subi les embellissements des paysagistes, et tandis qu'on voyait à Versailles le bassin de l'île d'Amour devenir le jardin du Roi, aux Tuileries les vieux parterres se moderniser, Chambrais restait ce qu'il avait toujours été avec ses avenues droites, ses arabesques de gazon et de buis, ses charmilles en portiques, ses ifs et ses cyprès taillés, ses pièces d'eau, ses bassins, ses escaliers, ses terrasses, ses balustres, ses vases de marbre et ses statues.
Bien souvent depuis trois ans, en entrant dans sa chambre, elle était ainsi venue s'asseoir à cette place. Certaine de n'être pas surprise par lady Cappadoce qui, habitant au-dessus d'elle, ne voyait pas cette fenêtre, elle pouvait rester là aussi longtemps qu'elle voulait. C'étaient les seuls moments de la journée où elle eût sa liberté d'esprit et ne fut pas exposée à entendre sa gouvernante, toujours aux aguets, lui dire de sa voix des rappels à l'ordre: «A quoi pensez-vous donc, mon enfant? Ne vous abandonnez pas aux fantaisies de la rêverie, n'est-ce pas?»
Quand on a soeurs, amis, camarades, confidents, on peut n'être pas bavard avec soi-même; mais des confidents elle n'en avait pas d'autres que cette partie du jardin et du parc que de cette fenêtre son regard embrassait. Sans doute, de dedans son lit, elle eût pu bien tranquillement se confesser à quelque coin de sa chambre ou à quelque meuble, mais ils n'eussent été que de muets confesseurs, tandis que le jardin et le parc étaient des êtres vivants qui lui parlaient. Que la neige couvrit la terre de son drap blanc, qu'au contraire le parfum des orangers passât dans l'air tiède, pourvu