Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Maurice Joly

Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu - Maurice Joly


Скачать книгу

      Oh! Machiavel, que Socrate n'est-il ici pour démêler le sophisme qui se cache dans vos paroles! Si peu apte que la nature m'ait fait à la discussion, il ne m'est guère difficile de vous répondre: vous comparez au poison et à la maladie les maux engendrés par l'esprit de domination, d'astuce et de violence; et ce sont ces maladies que vos écrits enseignent le moyen de communiquer aux États, ce sont ces poisons que vous apprenez à distiller. Quand le savant, quand le médecin, quand le moraliste, recherchent le mal, ce n'est pas pour enseigner à le propager; c'est pour le guérir. Or, c'est ce que votre livre ne fait pas; mais peu m'importe, et je n'en suis pas moins désarmé. Du moment où vous n'érigez pas le despotisme en principe, du moment où vous le considérez vous-même comme un mal, il me semble que par cela seul vous le condamnez, et sur ce point tout au moins nous pouvons être d'accord.

      MACHIAVEL.

      Nous ne le sommes point, Montesquieu, car vous n'avez pas compris toute ma pensée; je vous ai prêté le flanc par une comparaison dont il était trop facile de triompher. L'ironie de Socrate, elle-même, ne m'inquiéterait pas, car ce n'était qu'un sophiste qui se servait, plus habilement que les autres, d'un instrument faux, la logomachie. Ce n'est pas votre école et ce n'est pas la mienne: laissons donc les mots et les comparaisons pour nous en tenir aux idées. Voici comment je formule mon système, et je doute que vous l'ébranliez, car il ne se compose que de déductions de faits moraux et politiques d'une vérité éternelle: L'instinct mauvais chez l'homme est plus puissant que le bon. L'homme a plus d'entraînement vers le mal que vers le bien; la crainte et la force ont sur lui plus d'empire que la raison. Je ne m'arrête point à démontrer de telles vérités; il n'y a eu chez vous que la coterie écervelée du baron d'Holbach, dont J.-J. Rousseau fut le grand-prêtre et Diderot l'apôtre, pour avoir pu les contredire. Les hommes aspirent tous à la domination, et il n'en est point qui ne fût oppresseur, s'il le pouvait; tous ou presque tous sont prêts à sacrifier les droits d'autrui à leurs intérêts.

      Qui contient entre eux ces animaux dévorants qu'on appelle les hommes? A l'origine des sociétés, c'est la force brutale et sans frein; plus tard, c'est la loi, c'est-à-dire encore la force, réglée par des formes. Vous avez consulté toutes les sources de l'histoire; partout la force apparaît avant le droit.

      La liberté politique n'est qu'une idée relative; la nécessité de vivre est ce qui domine les États comme les individus.

      Sous certaines latitudes de l'Europe, il y a des peuples incapables de modération dans l'exercice de la liberté. Si la liberté s'y prolonge, elle se transforme en licence; la guerre civile ou sociale arrive, et l'État est perdu, soit qu'il se fractionne et se démembre par l'effet de ses propres convulsions, soit que ses divisions le rendent la proie de l'étranger. Dans des conditions pareilles, les peuples préfèrent le despotisme à l'anarchie; ont-ils tort?

      Les États une fois constitués ont deux sortes d'ennemis: les ennemis du dedans et les ennemis du dehors. Quelles armes emploieront-ils en guerre contre les étrangers? Les deux généraux ennemis se communiqueront-ils réciproquement leurs plans de campagne pour se mettre mutuellement en état de se défendre? S'interdiront-ils les attaques nocturnes, les pièges, les embuscades, les batailles en nombre de troupes inégal? Non, sans doute, n'est-ce pas? et de pareils combattants apprêteraient à rire. Et ces pièges, ces artifices, toute cette stratégie indispensable à la guerre, vous ne voulez pas qu'on l'emploie contre les ennemis du dedans, contre les factieux? Sans doute, on y mettra moins de rigueur; mais, au fond, les règles seront les mêmes. Est-il possible de conduire par la raison pure des masses violentes qui ne se meuvent que par des sentiments, des passions et des préjugés?

      Que la direction des affaires soit confiée à un autocrate, à une oligarchie ou au peuple lui-même, aucune guerre, aucune négociation, aucune réforme intérieure, ne pourra réussir, sans le secours de ces combinaisons que vous paraissez réprouver, mais que vous auriez été obligé d'employer vous-même si le roi de France vous eût chargé de la moindre affaire d'État.

      Réprobation puérile que celle qui a frappé le Traité du Prince! Est-ce que la politique a rien à démêler avec la morale? Avez-vous jamais vu un seul État se conduire d'après les principes qui régissent la morale privée? Mais toute guerre serait un crime, même quand elle aurait une cause juste; toute conquête n'ayant d'autre mobile que la gloire, serait un forfait; tout traité dans lequel une puissance aurait fait pencher la balance de son côté, serait une indigne tromperie; toute usurpation du pouvoir souverain serait un acte qui mériterait la mort. Rien ne serait légitime que ce qui serait fondé sur le droit! mais, je vous l'ai dit tout à l'heure, et je le maintiens, même en présence de l'histoire contemporaine: tous les pouvoirs souverains ont eu la force pour origine, ou, ce qui est la même chose, la négation du droit. Est-ce à dire que je le proscris? Non; mais je le regarde comme d'une application extrêmement limitée, tant dans les rapports des nations entre elles que dans les rapports des gouvernants avec les gouvernés.

      Ce mot de droit lui-même, d'ailleurs, ne voyez-vous pas qu'il est d'un vague infini? Où commence-t-il, où finit-il? Quand le droit existera-t-il, et quand n'existera-t-il pas? Je prends des exemples. Voici un État: la mauvaise organisation des pouvoirs publics, la turbulence de la démocratie, l'impuissance des lois contre les factieux, le désordre qui règne partout, vont le précipiter dans la ruine. Un homme hardi s'élance des rangs de l'aristocratie ou du sein du peuple; il brise tous les pouvoirs constitués; il met la main sur les lois, il remanie toutes les institutions, et il donne vingt ans de paix à son pays. Avait-il le droit de faire ce qu'il a fait?

      Pisistrate s'empare de la citadelle par un coup de main, et prépare le siècle de Périclès. Brutus viole la Constitution monarchique de Rome, expulse les Tarquins, et fonde à coups de poignard une république dont la grandeur est le plus imposant spectacle qui ait été donné à l'univers. Mais la lutte entre le patriciat et la plèbe, qui, tant qu'elle a été contenue, a fait la vitalité de la République, en amène la dissolution, et tout va périr. César et Auguste apparaissent; ce sont encore des violateurs; mais l'empire romain qui a succédé à la République, grâce à eux, dure autant qu'elle, et ne succombe qu'en couvrant le monde entier de ses débris. Eh bien, le droit était-il avec ces hommes audacieux? Non, selon vous. Et cependant la postérité les a couverts de gloire; en réalité, ils ont servi et sauvé leur pays; ils en ont prolongé l'existence à travers les siècles. Vous voyez bien que dans les États le principe du droit est dominé par celui de l'intérêt, et ce qui se dégage de ces considérations, c'est que le bien peut sortir du mal; qu'on arrive au bien par le mal, comme on guérit par le poison, comme on sauve la vie par le tranchant du fer. Je me suis moins préoccupé de ce qui est bon et moral que de ce qui est utile et nécessaire; j'ai pris les sociétés telles qu'elles sont, et j'ai donné des règles en conséquence.

      Abstraitement parlant, la violence et l'astuce sont-elles un mal? Oui; mais il faudra bien les employer pour gouverner les hommes, tant que les hommes ne seront pas des anges.

      Tout est bon ou mauvais, suivant l'usage qu'on en fait et le fruit que l'on en tire; la fin justifie les moyens: et maintenant si vous me demandez pourquoi, moi républicain, je donne partout la préférence au gouvernement absolu, je vous dirai que, témoin dans ma patrie de l'inconstance et de la lâcheté de la populace, de son goût inné pour la servitude, de son incapacité à concevoir et à respecter les conditions de la vie libre; c'est à mes yeux une force aveugle qui se dissout tôt ou tard, si elle n'est dans la main d'un seul homme; je réponds que le peuple, livré à lui-même, ne saura que se détruire; qu'il ne saura jamais administrer, ni juger, ni faire la guerre. Je vous dirai que la Grèce n'a brillé que dans les éclipses de la liberté; que sans le despotisme de l'aristocratie romaine, et que, plus tard, sans le despotisme des empereurs, l'éclatante civilisation de l'Europe ne se fût jamais développée.

      Chercherai-je mes exemples dans les États modernes? Ils sont si frappants et si nombreux que je prendrai les premiers venus.

      Sous quelles institutions et sous quels hommes les républiques italiennes ont-elles brillé? Avec quels souverains l'Espagne, la France, l'Allemagne, ont-elles constitué leur puissance? Sous les Léon X, les Jules


Скачать книгу