Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Maurice Joly

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grand argument: le bien sort du mal. J'en suis peu touché; il ne m'est pas démontré que ces hommes audacieux ont fait plus de bien que de mal; il n'est nullement établi pour moi que les sociétés ne se fussent pas sauvées et soutenues sans eux. Les moyens de salut qu'ils apportent ne compensent pas les germes de dissolution qu'ils introduisent dans les États. Quelques années d'anarchie sont souvent bien moins funestes pour un royaume que plusieurs années de despotisme silencieux.

      Vous admirez les grands hommes; je n'admire que les grandes institutions. Je crois que, pour être heureux, les peuples ont moins besoin d'hommes de génie que d'hommes intègres; mais je vous accorde, si vous le voulez, que quelques-unes des entreprises violentes dont vous faites l'apologie, ont pu tourner à l'avantage de certains États. Ces actes pouvaient se justifier dans les sociétés antiques où régnaient l'esclavage et le dogme de la fatalité. On les retrouve dans le moyen-âge et même dans les temps modernes; mais au fur et à mesure que les moeurs se sont adoucies, que les lumières se sont propagées chez les divers peuples de l'Europe; à mesure, surtout, que les principes de la science politique ont été mieux connus, le droit s'est trouvé substitué à la force dans les principes comme dans les faits. Sans doute, les orages de la liberté existeront toujours, et il se commettra encore bien des crimes en son nom: mais le fatalisme politique n'existe plus. Si vous avez pu dire, dans votre temps, que le despotisme était un mal nécessaire, vous ne le pourriez pas aujourd'hui, car, dans l'état actuel des moeurs et des institutions politiques chez les principaux peuples de l'Europe, le despotisme est devenu impossible.

      MACHIAVEL.

      Impossible?... Si vous parvenez à me prouver cela, je consens à faire un pas dans le sens de vos idées.

      MONTESQUIEU.

      Je vais vous le prouver très-facilement, si vous voulez bien me suivre encore.

      MACHIAVEL.

      Très-volontiers, mais prenez garde; je crois que vous vous engagez beaucoup.

       Table des matières

      MONTESQUIEU.

      Une masse épaisse d'ombres se dirige vers cette plage; la région où nous sommes sera bientôt envahie. Venez de ce côté; sans cela, nous ne tarderions pas à être séparés.

      MACHIAVEL.

      Je n'ai point trouvé dans vos dernières paroles la précision qui caractérisait votre langage au commencement de notre entretien. Je trouve que vous avez exagéré les conséquences des principes qui sont renfermés dans l'Esprit des lois.

      MONTESQUIEU.

      J'ai évité à dessein, dans cet ouvrage, de faire de longues théories. Si vous le connaissiez autrement que par ce qui vous en a été rapporté, vous verriez que les développements particuliers que je vous donne ici découlent sans effort des principes que j'ai posés. Au surplus, je ne fais pas difficulté d'avouer que la connaissance que j'ai acquise des temps nouveaux n'ait modifié ou complété quelques-unes de mes idées.

      MACHIAVEL.

      Comptez-vous sérieusement soutenir que le despotisme est incompatible avec l'état politique des peuples de l'Europe?

      MONTESQUIEU.

      Je n'ai pas dit tous les peuples; mais je vous citerai, si vous voulez, ceux chez qui le développement de la science politique a amené ce grand résultat.

      MACHIAVEL.

      Quels sont ces peuples?

      MONTESQUIEU.

      L'Angleterre, la France, la Belgique, une portion de l'Italie, la Prusse, la Suisse, la Confédération germanique, la Hollande, l'Autriche même, c'est-à-dire, comme vous le voyez, presque toute la partie de l'Europe sur laquelle s'étendait autrefois le monde romain.

      MACHIAVEL.

      Je connais un peu ce qui s'est passé en Europe depuis 1527 jusqu'au temps actuel, et je vous avoue que je suis fort curieux de vous entendre justifier votre proposition.

      MONTESQUIEU.

      Eh bien, écoutez-moi, et je parviendrai peut-être à vous convaincre. Ce ne sont pas les hommes, ce sont les institutions qui assurent le règne de la liberté et des bonnes moeurs dans les États. De la perfection ou de l'imperfection des institutions dépend tout le bien, mais dépendra nécessairement aussi tout le mal qui peut résulter pour les hommes de leur réunion en société; et, quand je demande les meilleures institutions, vous comprenez bien que, suivant le mot si beau de Solon, j'entends les institutions les plus parfaites que les peuples puissent supporter. C'est vous dire que je ne conçois pas pour eux des conditions d'existence impossibles, et que par là je me sépare de ces déplorables réformateurs qui prétendent construire les sociétés sur de pures hypothèses rationnelles sans tenir compte du climat, des habitudes, des moeurs et même des préjugés.

      A l'origine des nations, les institutions sont ce qu'elles peuvent. L'antiquité nous a montré des civilisations merveilleuses, des États dans lesquels les conditions du gouvernement libre étaient admirablement comprises. Les peuples de l'ère chrétienne ont eu plus de difficulté à mettre leurs constitutions en harmonie avec le mouvement de la vie politique; mais ils ont profité des enseignements de l'antiquité, et avec des civilisations infiniment plus compliquées, ils sont cependant arrivés à des résultats plus parfaits.

      Une des causes premières de l'anarchie, comme du despotisme, a été l'ignorance théorique et pratique dans laquelle les États de l'Europe ont été pendant si longtemps sur les principes qui président à l'organisation des pouvoirs. Comment, lorsque le principe de la souveraineté résidait uniquement dans la personne du prince, le droit de la nation pouvait-il être affirmé? Comment, lorsque celui qui était chargé de faire exécuter les lois, était en même temps le législateur, sa puissance n'eût-elle pas été tyrannique? Comment les citoyens pouvaient-ils être garantis contre l'arbitraire, lorsque, le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif étant déjà confondus, le pouvoir judiciaire venait encore se réunir dans la même main[2]?

      Je sais bien que certaines libertés, que certains droits publics qui s'introduisent tôt ou tard dans les moeurs politiques les moins avancées, ne laissaient pas que d'apporter des obstacles à l'exercice illimité de la royauté absolue; que, d'un autre côté, la crainte de faire crier le peuple, l'esprit de douceur de certains rois, les portaient à user avec modération des pouvoirs excessifs dont ils étaient investis; mais il n'en est pas moins vrai que ces garanties si précaires étaient à la merci du monarque qui possédait en principe les biens, les droits et la personne des sujets. La division des pouvoirs a réalisé en Europe le problème des sociétés libres, et si quelque chose peut adoucir pour moi l'anxiété des heures qui précèdent le jugement dernier, c'est la pensée que mon passage sur la terre n'a point été étranger à cette grande émancipation.

      Vous êtes né, Machiavel, sur les limites du moyen-âge, et vous avez vu, avec la renaissance des arts, s'ouvrir l'aurore des temps modernes; mais la société au milieu de laquelle vous avez vécu, était, permettez-moi de le dire, encore tout empreinte des errements de la barbarie; l'Europe était un tournoi. Les idées de guerre, de domination et de conquête remplissaient la tête des hommes d'État et des princes. La force était tout alors, le droit fort peu de chose, j'en conviens; les royaumes étaient comme la proie des conquérants; à l'intérieur des États, les souverains luttaient contre les grands vassaux; les grands vassaux écrasaient les cités. Au milieu de l'anarchie féodale qui mettait toute l'Europe en armes, les peuples foulés aux pieds s'étaient habitués à regarder les princes et les grands comme des divinités fatales, auxquelles le genre humain était livré. Vous


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