Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu. Maurice Joly

Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu - Maurice Joly


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Votre système politique, pris dans sa pureté originelle, consiste à donner une part d'action à peu près égale aux divers groupes de forces dont les sociétés se composent, à faire concourir dans une juste proportion les activités sociales; vous ne voulez pas que l'élément aristocratique prime l'élément démocratique. Cependant, le tempérament de vos institutions est de donner plus de force à l'aristocratie qu'au peuple, plus de force au prince qu'à l'aristocratie, proportionnant ainsi les pouvoirs à la capacité politique de ceux qui doivent les exercer.

      MONTESQUIEU.

      Vous dites vrai.

      MACHIAVEL.

      Vous faites participer les différentes classes de la société aux fonctions publiques suivant le degré de leur aptitude et de leurs lumières; vous émancipez la bourgeoisie par le vote, vous contenez le peuple par le cens; les libertés populaires créent la puissance de l'opinion, l'aristocratie donne le prestige des grandes manières, le trône jette sur la nation l'éclat du rang suprême; vous gardez toutes les traditions, tous les grands souvenirs, le culte de toutes les grandes choses. A la surface on voit une société monarchique, mais tout est démocratique au fond; car, en réalité, il n'y a point de barrières entre les classes, et le travail est l'instrument de toutes les fortunes. N'est-ce pas à peu près cela?

      MONTESQUIEU.

      Oui, Machiavel; et vous savez du moins comprendre les opinions que vous ne partagez pas.

      MACHIAVEL.

      Eh bien, toutes ces belles choses sont passées ou passeront comme un rêve; car vous avez un nouveau principe avec lequel toutes les institutions se décomposent avec une rapidité foudroyante.

      MONTESQUIEU.

      Quel est donc ce principe?

      MACHIAVEL.

      C'est celui de la souveraineté populaire. On trouvera, n'en doutez pas, la quadrature du cercle avant d'arriver à concilier l'équilibre des pouvoirs avec l'existence d'un pareil principe chez les nations où il est admis. Le peuple, par une conséquence absolument inévitable, s'emparera, un jour ou l'autre, de tous les pouvoirs dont on a reconnu que le principe était en lui. Sera-ce pour les garder? Non. Après quelques jours de folie, il les jettera, par lassitude, au premier soldat de fortune qui se trouvera sur son chemin. Dans votre pays, vous avez vu, en 1793, comment les coupe-têtes français ont traité la monarchie représentative: le peuple souverain s'est affirmé par le supplice de son roi, puis il a fait litière de tous ses droits; il s'est donné à Robespierre, à Barras, à Bonaparte.

      Vous êtes un grand penseur, mais vous ne connaissez pas l'inépuisable lâcheté des peuples; je ne dis pas de ceux de mon temps, mais de ceux du vôtre; rampants devant la force, sans pitié devant la faiblesse, implacables pour des fautes, indulgents pour des crimes, incapables de supporter les contrariétés d'un régime libre, et patients jusqu'au martyre pour toutes les violences du despotisme audacieux, brisant les trônes dans des moments de colère, et se donnant des maîtres à qui ils pardonnent des attentats pour le moindre desquels ils auraient décapité vingt rois constitutionnels.

      Cherchez donc la justice; cherchez le droit, la stabilité, l'ordre, le respect des formes si compliquées de votre mécanisme parlementaire avec des masses violentes, indisciplinées, incultes, auxquelles vous avez dit: Vous êtes le droit, vous êtes les maîtres, vous êtes les arbitres de l'État! Oh! je sais bien que le prudent Montesquieu, le politique circonspect, qui posait les principes et réservait les conséquences, n'a point écrit dans l'Esprit des lois le dogme de la souveraineté populaire; mais, comme vous le disiez tout à l'heure, les conséquences découlent d'elles-mêmes des principes que vous avez posés. L'affinité de vos doctrines avec celles du Contrat social se fait assez sentir. Aussi, depuis le jour où les révolutionnaires français, jurant in verba magistri, ont écrit: «Une constitution ne peut être que l'ouvrage libre d'une convention entre associés,» le gouvernement monarchique et parlementaire a été condamné à mort dans votre patrie. Vainement on a essayé de restaurer les principes, vainement votre roi, Louis XVIII, en rentrant en France, a-t-il tenté de faire remonter les pouvoirs à leur source en promulguant les déclarations de 89 comme procédant de l'octroi royal, cette pieuse fiction de la monarchie aristocratique était en contradiction trop flagrante avec le passé: elle devait s'évanouir au bruit de la révolution de 1830, comme le gouvernement de 1830, à son tour....

      MONTESQUIEU.

      Achevez.

      MACHIAVEL.

      N'anticipons pas. Ce que vous savez, ainsi que moi, du passé, m'autorise, dès à présent, à dire que le principe de la souveraineté populaire est destructif de toute stabilité, qu'il consacre indéfiniment le droit des révolutions. Il met les sociétés en guerre ouverte contre tous les pouvoirs humains et même contre Dieu; il est l'incarnation même de la force. Il fait du peuple une brute féroce qui s'endort quand elle est repue de sang, et qu'on enchaîne; et voici la marche invariable que suivent alors les sociétés dont le mouvement est réglé sur ce principe: la souveraineté populaire engendre la démagogie, la démagogie engendre l'anarchie, l'anarchie ramène au despotisme. Le despotisme, pour vous, c'est la barbarie. Eh bien, vous voyez que les peuples retournent à la barbarie par le chemin de la civilisation.

      Mais ce n'est pas tout, et je prétends qu'à d'autres points de vue encore le despotisme est la seule forme de gouvernement qui soit réellement appropriée à l'état social des peuples modernes. Vous m'avez dit que leurs intérêts matériels les rattachaient à la liberté; ici, vous me faites trop beau jeu. Quels sont, en général, les États qui ont besoin de la liberté? Ce sont ceux qui vivent par de grands sentiments, par de grandes passions, par l'héroïsme, par la foi, même par l'honneur, ainsi que vous le disiez de votre temps en parlant de la monarchie française. Le stoïcisme peut faire un peuple libre; le christianisme, dans de certaines conditions, pourrait avoir le même privilége. Je comprends les nécessités de la liberté à Athènes, à Rome, chez des nations qui ne respiraient que par la gloire des armes, dont la guerre satisfaisait toutes les expansions, qui avaient besoin d'ailleurs de toutes les énergies du patriotisme, de tous les enthousiasmes civiques pour triompher de leurs ennemis.

      Les libertés publiques étaient le patrimoine naturel des États dans lesquels les fonctions serviles et industrielles étaient délaissées aux esclaves, où l'homme était inutile s'il n'était un citoyen. Je conçois encore la liberté à certaines époques de l'ère chrétienne, et notamment dans les petits États reliés entre eux par des systèmes de confédération analogues à ceux des républiques helléniques, comme en Italie et en Allemagne. Je retrouve là une partie des causes naturelles qui rendaient la liberté nécessaire. Elle eût été presque inoffensive dans des temps où le principe de l'autorité n'était pas mis en question, où la religion avait un empire absolu sur les esprits, où le peuple, placé sous le régime tutélaire des corporations, marchait docilement sous la main de ses pasteurs. Si son émancipation politique eût été entreprise alors, elle eût pu l'être sans danger; car elle se fût accomplie en conformité des principes sur lesquels repose l'existence de toutes les sociétés. Mais, avec vos grands États, qui ne vivent plus que par l'industrie; avec vos populations sans Dieu et sans foi, dans des temps où les peuples ne se satisfont plus par la guerre, et où leur activité violente se reporte nécessairement au dedans, la liberté, avec les principes qui lui servent de fondement, ne peut être qu'une cause de dissolution et de ruine. J'ajoute qu'elle n'est pas plus nécessaire aux besoins moraux des individus qu'elle ne l'est aux États.

      De la lassitude des idées et du choc des révolutions sont sorties des sociétés froides et désabusées qui sont arrivées à l'indifférence en politique comme en religion, qui n'ont plus d'autre stimulant que les jouissances matérielles, qui ne vivent plus que par l'intérêt, qui n'ont d'autre culte que l'or, dont les moeurs mercantiles le disputent à celles des juifs qu'ils ont pris pour modèles. Croyez-vous que ce soit par amour de la liberté en elle-même que les classes inférieures essayent de monter à l'assaut du pouvoir? C'est par haine de ceux


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