Monsieur de Phocas, Astarté: Roman. Jean Lorrain
Elle dormait et, de ses lèvres, sortait une petite odeur de pourriture... Cette odeur fade, tous les êtres humains l'exhalent en dormant.
«Oh! les saints de la Thébaïde que de coupables nudités doucement entr'ouvertes venaient tenter la nuit, dans le mirage des sables! Oh! ces errantes figures de volupté, dont les reins et les ventres frôleurs laissaient des sillages d'encens et d'aromates, et c'étaient pourtant de mauvais esprits!
«3 janvier 1895.—J'ai dormi de nouveau avec cette femme et la tentation m'est revenue, oui, la tentation du meurtre; quelle honte!... Je me souviens qu'enfant j'aimais à torturer les bêtes, et je me rappelle aussi l'aventure de deux tourterelles, qu'on m'avait mises une fois entre les mains, pour me distraire, et qu'instinctivement, inconsciemment j'étouffai en les serrant. Je ne l'ai pas oubliée, cette atroce histoire, et je n'avais que huit ans.
«La palpitation de la vie m'a toujours rempli d'une étrange rage de destruction, et voilà deux fois que je me surprends des idées de meurtre dans l'amour.
«Y aurait-il en moi un être double?»
Là, finissait le premier manuscrit.
L'OPPRESSION
«Sans date.—La beauté du vingtième siècle, le charme d'hôpital, la grâce de cimetière de la phtisie et de la maigreur, dire que j'ai subi tout cela! Pis, je l'ai aimé à mon heure.
Rats d'Opéra, lys du Rat Mort, mondaines frêles aux museaux de rongeurs, j'ai eu dans ma vie des ballerines impubères, des duchesses émaciées, douloureuses et toujours lasses, des mélomanes et des morphinées, des banquières juives aux yeux plus en caverne que ceux des rôdeurs de banlieue, et des figurantes de music-hall qui, à souper, versaient de la créosote dans leur Rœderer; et j'ai même eu des insexuées des tables d'hôte de Montmartre et jusqu'à de fâcheuses androgynes. Comme un snob et comme un mufle, j'ai aimé les petites filles anguleuses, effarantes et macabres, le ragoût de phénol et de piment des chloroses fardées et des invraisemblables minceurs.
Comme un imbécile, j'ai cru aux bouches de proie et d'agonie, et, comme un niais, aux larges yeux de luxure d'un tas de petits êtres maladifs, alcooliques, cyniques, pratiques et solliciteurs. La profondeur des yeux et le mystère des bouches, la courtière en bijoux aux unes, la manucure aux autres les fournissait avec les eaux de toilette, les savons et les fards; et Fanny l'éthéromane, remontée tous les matins par un savant dosage de kola et de coca, ne mettait d'éther que sur ses mouchoirs.
Truquage et battage, pour parler leur argot salisseur. Leurs pourritures phosphorescentes, leurs ferveurs émaciées, leur brûlure de Lesbos..., des vices d'enseigne affichés pour amorcer le client, de la perversité pour jeunes et vieux messieurs en mal de goûts pervers! tout cela ne pétillait et ne flambait qu'à l'heure où le gaz s'allume, dans les couloirs des music-hall et le décor brutal et nickelé des bars; et sous le carrick cerise à trois collets de la noctambule, comme sous les grègues bouffantes de la cycliste, tout cet aguichant étalage de pâleur passionnée, de vice savant et d'anémie exténuée et jouisseuse, tout le charme des fleurs faisandées célébrées par les Bourget et les Barrès, tout cela n'était qu'un rôle appris et cent fois ressassé de la Dame, un chapitre trop lu du Manchon de Francine, pioché et travaillé par d'ingénieuses «cabotes», conscientes de la salauderie des mâles et de leurs moyens d'actions sur l'organisme éreinté de l'acheteur.
Et dire que j'ai aimé, moi aussi, ces petites bêtes malfaisantes et malades, ces fausses Primavera, ces Joconde au rabais, tout le stock à cinq louis des Léonard et des Botticelli, des ateliers de peintres et des brasseries d'esthètes, ces fleurs en fil d'archal de Montparnasse et de Levallois-Perret.
Et l'odieux, le fâcheux travesti, le travesti fessu aux jambes héronnières, au torse corseté, opprimant à regarder, des laiderons primés des boîtes du boulevard, le faux Saxe de Nina Grandière et l'esthétique de bocal de pharmacie, l'aspect spectral et réclame à la fois de Mlle Guilbert et de ses longs gants noirs!...
Ai-je assez maintenant l'horreur de ce cauchemar! Comment ai-je pu le supporter si longtemps!
C'est qu'alors j'ignorais les formes mêmes de mon mal. Il était latent en moi, comme un feu sous des cendres; je le caressais depuis... depuis mon enfance peut-être, car il fut toujours en moi,.. mais je ne le savais pas!
Oh! cette chose bleue et verte qui me fut révélée dans l'eau morte de certaines gemmes et l'eau plus morte encore de certains regards peints, la dolente émeraude des joyaux de Barruchini et de certains yeux de portraits, je ne l'avais pas définie encore, et si j'ai tant souffert de mon impuissance d'aimer auprès de toutes ces femmes, c'est qu'aucune d'elles n'avait vraiment de regard.
Vendredi 3 avril 1895.—Oraisons mauvaises:
Que ta bouche soit bénie, car elle est adultère,
Elle a le goût des roses nouvelles et de la vieille terre,
Elle a sucé les sucs obscurs des fleurs et des roseaux;
Quand elle parle, on entend comme un bruit très lointain de roseaux,
Et ce rubis impie de volupté, tout sanglant et tout froid
C'est la dernière blessure de Jésus sur la croix.
Aujourd'hui, vendredi saint, un désir d'émotion d'enfance, une habitude ressouvenue d'ancienne piété m'a fait suivre les offices à Notre-Dame; j'ai voulu tenter de rafraîchir... (oh! si j'avais pu l'éteindre!...) la brûlure de ma plaie dans l'ombre froide d'une église; et pendant que les proses latines montaient et retombaient, psalmodiées par le prêtre avec des lenteurs de glas, j'avais beau en suivre le texte dans mon livre, c'étaient les horribles vers de Remy de Gourmont qui, telle une caresse, effleuraient mes lèvres, telle une caresse et tel aussi un sacrilège.
Que tes pieds soient bénis, car ils sont déshonnêtes,
Ils ont chaussé les mules des lupanars et des temples en fêtes;
Ils ont mis leurs talons sourds sur l'épaule des pauvres;
Ils ont marché sur les plus purs, sur les plus doux, sur les plus pauvres,
Et la boucle améthyste, qui tend la jarretière de soie,
C'est le dernier frisson de Jésus sur la croix.
Et l'office des Ténèbres avait beau pleurer la mort du Christ; dans le silence chuchotant de la chapelle convertie en Tombeau, je n'entendais que la mauvaise antienne du poète...
Que tes yeux soient bénis, car ils sont homicides,
Ils sont pleins de fantômes, et l'ironie des chrysalides
Y dort comme l'eau fanée qui dort au fond de grottes vertes,
On voit dormir des bêtes parmi des anémones bleues, vertes.
Et voilà que, promenant sur ma chair la douceur des choses glauques évoquées, comme des émeraudes taillées en olive, comme des bouts de doigts frais erraient maintenant dans la paume de mes mains.
J'avais laissé glisser mon livre à terre et, écroulé sur mon prie-dieu, je m'y tenais accoudé d'un bras et l'autre bras pendait, main inerte et ouverte, près de moi... et des choses fraîches et rondes coulaient dans cette main, s'égrenaient dans mes doigts.
La sensation était si imprévue, si finement pure et si délicieusement effleurante, qu'un frisson me redressa le torse... Étais-je, dans une hyperesthésie sensuelle, parvenu à matérialiser sur ma peau le contact des yeux de ma convoitise?... Je demeurai une minute dans le doute et dans l'espace... Pour mieux retenir la sensation et la faire bien mienne, je baissais mes paupières, mais le contact se précisait. Sous l'insistance de la caresse je regardais, je voulais voir.
Une femme en