Monsieur de Phocas, Astarté: Roman. Jean Lorrain
mais un sourire entr'ouvrait l'arc mince de sa bouche. Entre ses cils comme entre ses lèvres roses, du blanc, pareil à de l'argent, luisait.
O douloureux saphir d'amertume et d'effroi!
Saphir, dernier regard de Jésus sur la croix.
«Mardi 16 juin 1895.—J'étais à l'Olympia, hier soir. La laideur de cette salle, la laideur de l'assistance surtout,—oh! ce costume moderne et la disgrâce du corps humain dans la disgrâce de cet attirail de tôle, qui constitue la tenue idéale de l'homme; tous ces tuyaux de poêle où s'emmanchent les jambes, les bras et le torse d'un clubman étranglé par un carcan de porcelaine blanche, et le triste, le gris de toutes ces faces vannées par la mauvaise hygiène des villes et l'abus des alcools..., le ravage des veilles et des soucis de la lutte imprimé en tics nerveux sur tous ces mous et gras visages..., leur pâleur de saindoux, et, dans les loges, aux fauteuils d'orchestre, auprès de la banalité des mâles, triomphaient l'extravagance et la vanité des femelles.
C'étaient les édifices de plumes, de gazes et de soies peintes écrasant des cous frêles et des poitrines plates: d'étroites épaules engoncées de manches énormes, la maigreur étoffée des phtisies à la mode, ou bien, pis encore, l'éléphantiasis cuirassé de jais des grosses dames, et cela sous les jets crus du gaz. Et pendant que tous ces fantoches se souriaient et s'examinaient du bout de la lorgnette, sur la scène c'était le déploiement lent et souple, le jeu savant de tous les muscles d'un merveilleux corps humain. Moulé dans un maillot de soie pâle, un acrobate, nudité brillantée et moirée par place de lumière électrique et de sueur, se renversait dans un cambrement de tout son être; puis, se redressant tout à coup dans un effilement des hanches et des jambes pointées vers les frises, imposait à tous l'hallucinant spectacle d'un homme devenu rythme, d'une souplesse animée d'un mouvement d'éventail.
J'étais dans la loge du cercle. En France, l'admiration seule des statues est permise. Les pays du soleil n'ont pas ces préjugés et, en Oriental que je suis devenu, comme je faisais remarquer les admirables proportions et l'harmonie des gestes de l'acrobate en scène, le marquis de V... (j'ai toujours détesté et sa voix de fausset et ses petits yeux clairs) le marquis de V... me dit avec un mauvais sourire: «Et puis ce gymnasiarque peut se casser le cou à chaque seconde, c'est très périlleux ce qu'il fait là, mon cher; et ce qui vous plaît en lui, c'est le petit frisson qu'il vous donne... Quelle émotion, si ses mains suantes lâchaient la barre? Avec la vitesse acquise de son mouvement de rotation il se romprait net la colonne vertébrale, et qui sait si un peu de matière cervicale ne jaillirait pas jusqu'à nous! Ce serait très sensationnel et vous auriez une émotion rare à ajouter à celles de votre champ d'expérience, car vous les collectionnez, vous, les émotions. Quel joli ragoût d'épouvante nous sert là cet homme en maillot!
«Avouez que vous désirez presque qu'il tombe. Moi aussi, d'ailleurs et beaucoup de gens, dans cette salle, sommes dans le même état d'angoisse et d'attente. C'est l'horrible instinct de la foule devant les spectacles qui réveillent en elle les idées de luxure et de mort. Ces deux aimables compagnonnes voyagent toujours ensemble, et, croyez qu'à ce moment même... (voyez, l'homme ne tient plus à sa barre que par une crispation d'orteil), à ce moment même, bon nombre de femmes, dans ces loges, désirent ardemment cet homme moins pour sa beauté que pour le danger qu'il court.» Et puis, la voix tout à coup nuancée d'intérêt: «Vous avez les yeux singulièrement pâles, ce soir, mon cher Fréneuse, il faut renoncer au bromure et vous mettre à la valérianate. Vous avez une âme charmante et curieuse, mais il faut commander à ses mouvements. Vous convoitiez trop ardemment, trop évidemment surtout, sinon la mort, du moins la chute de cet homme, ce soir.»
Je ne répondais pas, le marquis de V... avait raison. La folie du meurtre m'avait ressaisi, le spectacle m'hallucinait; et raidi dans une lancinante et délirante angoisse, je souhaitais, j'attendais la chute de cet homme. Il y a en moi un fond de cruauté qui m'effraie.
LES YEUX
«Sans date.—«Les yeux!... Ils nous apprennent tous les mystères de l'amour, car l'amour n'est ni dans la chair, ni dans l'âme, l'amour est dans les yeux qui frôlent, qui caressent, qui ressentent toutes les nuances des sensations et des extases, dans les yeux où les désirs se magnifient et s'idéalisent. Oh! vivre la vie des yeux où toutes les formes terrestres s'effacent et s'annulent; rire, chanter, pleurer avec les yeux, se mirer dans les yeux, s'y noyer comme Narcisse à la fontaine.
«Charles Vellay.»
Oui, s'y noyer comme Narcisse à la fontaine, la joie serait là. La folie des yeux, c'est l'attirance du gouffre. Il y a des sirènes au fond des prunelles comme au fond de la mer, cela je le sais, mais voilà,... je ne les ai jamais rencontrées, et je cherche encore les regards d'eau profonde et dolente où je pourrai, comme Hamlet délivré, noyer l'Ophélie de mon désir.
Le monde me fait l'effet d'un océan de sable. Oh! ces vagues de cendres chaudes et figées où rien ne peut désaltérer ma soif de prunelles humides et glauques. Vraiment, il y a des jours où je souffre trop. C'est l'agonie d'un nomade égaré dans le désert.
Je n'ai jamais rien lu qui fût plus près de mon âme et de ma souffrance que les proses de ce Charles Vellay.
«J'ai passé des années à chercher dans les yeux ce que les autres hommes ne peuvent voir. Lentement, douloureusement, j'ai découvert, en tous, les frissons infinis qui s'éternisent dans les prunelles. J'ai usé mon âme à la poursuite du mystère, et maintenant mes yeux ne sont plus les miens, ils ont ravi peu à peu tous les regards des autres yeux, ils ne sont plus aujourd'hui qu'un miroir qui réfléchit tous ces regards volés, qui s'anime seulement d'une vie multiple et agitée de sensations inconnues, et c'est là mon immortalité, car je ne mourrai pas, et mes yeux vivront, parce qu'ils ne sont pas miens, parce que je les ai formés de tous les yeux avec toutes leurs larmes et tous leurs rires, et je survivrai à la dépouille de mon corps, parce que j'ai toutes les âmes dans mes yeux.»
Toutes les âmes dans ses yeux... mais cet homme est un poète, il crée ce qu'il voit et il a vu des âmes, quelle dérision! Où il n'y a que des instincts, des tics nerveux et des battements de cils, il a vu des regrets, du rêve et du désir. Il n'y a rien dans les yeux, et c'est là leur terrifiante et douloureuse énigme, leur charme hallucinant et abominable.
Il n'y a rien que ce que nous y mettons nous-mêmes, et voilà pourquoi il n'y a de vrais regards que dans les portraits.
Yeux fanés et las de martyres, regards de suppliciées en extase, prunelles de souffrance implorante, les unes résignées, les autres éperdues, regards de saintes, de mendiantes et de princesses en exil, faces couronnées d'épines et de maigres Ecce Homo au pardonnant sourire, regards de possédées, d'élues et d'hystériques et parfois de petites filles, yeux d'Ophélie et de Canidie, yeux de pucelles et de sorcières, comme vous vivez dans les musées, de quelle vie éternelle, douloureuse et intense vous rayonnez, telles des pierres précieuses enchâssées entre les paupières peintes des chefs-d'œuvre, et comme vous nous troublez au delà du temps et de l'espace, receleurs que vous êtes du rêve qui vous créa.
Vous, vous avez des âmes, celles des artistes qui vous voulurent, et c'est pour avoir bu le liquide poison figé dans vos prunelles que je me désespère et que je meurs.
On devrait crever les yeux des portraits.
«Novembre 1896.—Il y a aussi des yeux dans les transparences des gemmes, les anciennes gemmes surtout, les cabochons troubles et laiteux dont sont ornés certains ciboires et certaines châsses aussi de saintes embaumées, comme on en voit dans les trésors des cathédrales de Sicile et d'Allemagne.
Et le trésor de Saint-Marc à Venise. Il y a là, je m'en souviens, un hanap de Doge, tout bossué d'émaux translucides, à travers lesquels les siècles vous regardent.
«13 novembre 1896.—Des yeux! il en existe de si beaux, il y en a de bleus comme