Monsieur de Phocas, Astarté: Roman. Jean Lorrain

Monsieur de Phocas, Astarté: Roman - Jean Lorrain


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de ces yeux ne regardait.

      Les plus jolis que j'aie connus étaient ceux de Willie Stéphenson, la mime de l'Athénéum, qui fait aujourd'hui du théâtre. Des yeux de fleur, c'était le mot, tant ils étaient frais et doux, des yeux bougeurs, comme deux bluets flottant sur l'eau. C'était une étrange et captivante fille, je l'ai cru du moins, très coûteuse, surtout. On se mettait toujours à quatre ou cinq pour l'entretenir, et la fantaisie me vint de l'avoir à moi seul. Elle était si délicatement blanche, d'un blanc de glaïeul blanc, avec ses bras fuselés, son presque pas de hanches, son ventre plat et ses petits seins toujours émus; l'anatomie d'un gosse, mais démentie par le plus fin visage, l'ovale le plus pur, un ovale angélique de pairesse, où tremblaient, comme deux fleurs lumineuses, deux larges yeux candides, inquiets, effarouchés, des yeux de nymphe surprise, des yeux de biche aux abois, des yeux d'effroi et de pudeur..., et la cernure adorable de ses yeux, le bleu pastellisé de leurs paupières soyeuses, comme ils étaient bien les yeux de ce corps frêle et toujours las! En vérité, ce sont les seuls que j'aie aimés, je crois. Ils suppliaient avec tant de terreur et demandaient si bien grâce dans l'agonie des spasmes et des transports d'alcôve, et puis, la gracilité de ce cou le destinait si bien à la hache! Anne de Boleyn devait avoir cette nuque satinée et mince sous la fumée d'or des petits cheveux.

      C'était une beauté d'échafaud dont la fragilité même appelait le viol et la violence, beauté meurtrie qui éveillait en moi des instincts meurtriers. Auprès d'elle, que de fois j'ai songé aux exsangues et douces figures, douces et pourtant impertinentes, des victimes de la Révolution, à ces jolies et longues aristocrates, que les Carrier et les Fouquier-Tinville envoyaient, encore toutes pantelantes de leur luxure, à la noyade ou à la guillotine.

      Cette frêle beauté de la fin du dix-huitième, Willie l'accentuait encore par une science innée du costume et de l'atour; c'étaient des gazes et des linons, des fichus de mousseline, de longs fourreaux de pékin rayé, de miroitantes robes de moire paille ou rose thé, où s'affinait encore sa fragilité blonde: «École anglaise ou Trianon?» interrogeait sa moue quand j'entrais chez elle.

      Candeur jouée, aristocratie de commande: Willie était la dernière des catins. Elle se grisait comme un lad et, marquée de toutes les brûlures, allait raccrocher dans les cabarets de femmes, à Montmartre. Celle bouche rose sacrait et jurait comme celle d'un cocher. Un jour qu'elle me croyait à Londres et qu'une recrudescence de mon mal me faisait rôder dans de vagues banlieues, je la surpris au Point-du-Jour, oui, dans un bal de barrière, attablée en compagnie d'une danseuse du Moulin-Rouge, la Môme-Tomate, une patentée de l'endroit, et payant des tournées de vin chaud à une bande de souteneurs.

      Oh! le bleu d'alcool, la flamme cynique et sourde des yeux de Willie, ce jour-là, sa face soudain vieillie de vingt ans, et le masque cynique et voyou de la fille apparu dans le pli tout à coup crapuleux de la bouche et le vice des yeux quêteurs!

      L'âme lui était remontée au visage. Mais comme l'imprudente créature avait au cou son collier de perles, deux mille louis au bas mot de dépouilles opimes rapportées de Berlin et de Saint-Pétersbourg, que le jour tombe vite en hiver, que nous étions en décembre et que la berge se faisait déserte, j'eus pitié d'elle, et, conscient du danger qu'elle courait dans ce bal, j'intervins à propos pour l'aider à sortir.

      Qui sait? Je détournai peut-être sa destinée! Ce collier de perles à ce cou de courtisane demandait et voulait une main d'étrangleur... Comme je servais à Willie cinq cents louis par mois, quand je parus, elle fila doux, avoua une fantaisie, une curiosité, et, soudain câline, reprit ses yeux de petite fille.

      Mais j'avais vu ses yeux de gouge. Le charme était rompu, j'avais le secret de l'énigme. L'effroi que je goûtais en eux, leur angoisse et leur inquiétude, c'était le souvenir des bouges.

      Les escarpes et les cambrioleurs ont aussi ce regard bougeur.

      «Naples, 3 mars 1897.—Ces yeux introuvables sous les paupières humaines, pourquoi les vois-je dans les statues?

      Ce matin, dans la salle du musée affectée aux fouilles d'Herculanum, la chose bleue et verte dont je souffre, la dolente et pâle émeraude qui m'obsède m'est clairement apparue dans les yeux de métal, les yeux d'argent bruni des grandes statues de bronze, que la lave a noircies et rendues pareilles à des déesses infernales. Il y a là, entre autres, un Néron équestre dont les aveugles yeux terrifient, mais ce n'est pas dans leurs orbites que j'ai retrouvé le regard. Il y avait, rangées contre les murs, de grandes Vénus drapées de péplum et pareilles à des Muses, mais des Muses funèbres, des grandes Vénus de bronze calciné et comme lépreuses par places, dont les yeux fulguraient, splendidement vides, dans leur masque de métal noir.

      Et c'est dans le vertige de ces prunelles vides et fixes que j'ai vu tout à coup monter le regard.

      «30 avril 1897.—Les yeux des hommes écoutent; il y en a même qui parlent, tous surtout sollicitent, tous guettent et épient, mais aucun ne regarde. L'homme moderne ne croit plus, et voilà pourquoi il n'a plus de regard. Je finis par donner raison à ce prêtre. Les yeux modernes? Il n'y a plus d'âme en eux; ils ne regardent plus le ciel. Même les plus purs n'ont que des préoccupations immédiates: basses convoitises, intérêts mesquins, cupidité, vanité, préjugés, lâches appétits et sourde envie: voilà l'abominable grouillement qu'on trouve aujourd'hui dans les yeux; âmes de notaires et de cuisinières. Il n'y a sous nos paupières que des reflets de sou pour franc et de minutes; nous n'avons même plus la lueur jaune du fameux tableau du peseur d'or. Voilà pourquoi les yeux des portraits de musées sont si hallucinants; ils reflètent des prières et des tortures, des regrets ou des remords. Les yeux, c'est la source des larmes; la source est tarie, les yeux sont ternes, la Foi seule les faisait vivre, mais on ne ranime pas des cendres. Nous marchons les yeux fixés sur nos souliers et nos regards sont couleur de boue, et quand des yeux nous paraissent beaux, c'est qu'ils ont la splendeur du mensonge, qu'ils se souviennent d'un portrait, d'un regard de musée ou qu'ils regrettent le Passé.

      Willie avait des regards appris, les yeux des femmes mentent toujours.

      «Mai 1897.—Jacques Tramsel sort de chez moi. «Avez-vous vu la nouvelle danseuse des Folies? est-il venu me dire.—Non.—Eh bien! il faut l'aller voir.—Ah! quelle fille est-ce?—Une Grecque.—Une Grecque de Lesbos?—Non.—Oh! sans plaisanterie aucune, elle se dit de grande famille grecque. Je la crois juive d'Orient, sûrement quelque Levantine, mais un corps admirable, une souplesse... une grande fleur vivante qui danserait, même un peu monstrueuse dans son anatomie, ce qui n'est pas fait pour vous déplaire, car, à vrai dire, cette fille est double, son torse est celui d'un acrobate, souple, mince et musclé, et ses hanches, sa croupe, sont tout à fait extraordinaires. C'est Vénus Callipyge elle-même, Vénus Anadyomène, si vous préférez. Octave Uzanne (car elle préoccupe la littérature), a même écrit ce mot: Vénus alcibiadée. Le fait est qu'elle est à la fois Aphrodite et Ganymède, Astarté et Hylas.—Astarté!... Et les yeux, comment sont les yeux?—Les yeux très beaux, des yeux qui ont longtemps regardé la mer.»

      Des yeux qui ont longtemps regardé la mer!... oh! les yeux clairs et lointains des matelots, les yeux d'eau salée des Bretons, les yeux d'eau douce des mariniers, les yeux d'eau de source des Celtes, les yeux de rêve et de transparence infinie des riverains des fleuves et des lacs, les yeux qu'on retrouve parfois dans les montagnes, dans le Tyrol et dans les Pyrénées; des yeux où il y a des ciels, de grandes étendues, des aubes et des crépuscules longuement contemplés sur des immensités d'eaux, de roches ou de plaines; des yeux où sont entrés et où sont restés tant et tant d'horizons! Comment n'ai-je pas songé plus tôt à tous ces yeux déjà rencontrés?

      Je m'explique maintenant mes lentes promenades attardées le long des quais et dans les ports.

      Des yeux qui ont longtemps regardé la mer!... J'irai voir danser cette fille.

       Table des matières

      «Juin


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