Conscience. Hector Malot

Conscience - Hector Malot


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et chaque fois il se rencontrait avec une jeune femme qu'il n'avait pas pu ne pas remarquer: elle partait et revenait aux mêmes heures que lui, et donnait des leçons dans la pension rivale de celle où il professait: comme elle portait souvent sous le bras un grand carton ou quelquefois un moulage en plâtre, il avait conjecturé, sans avoir besoin pour cela d'un effort, que c'était le dessin qu'elle enseignait. Tout d'abord il n'avait pas fait attention à elle: que lui importait cette maîtresse de dessin; il avait autre chose en tête que les femmes. Mais peu à peu, précisément parce qu'elle était discrète et réservée, il avait été frappé par la vivacité et la gaieté de sa physionomie: il y avait vraiment plaisir à regarder cette jeune femme jolie et surtout plaisante. Cependant il n'avait rien laissé voir de ce qu'il pensait d'elle: si leurs yeux se souriaient lorsqu'ils se rencontraient c'était tout; eux, ils ne se connaissaient point. Quand ils descendaient de wagon ils ne s'en allaient point côte à côte; quand il prenait le trottoir de gauche, il était certain d'avance qu'elle prendrait celui de droite, et réciproquement. Les choses avaient continué plusieurs mois ainsi sans que jamais un mot fût échangé entre eux: seulement par la force des choses ils avaient l'un et l'autre appris qui ils étaient: elle, professeur de dessin comme il l'avait deviné, s'appelait mademoiselle Philis Cormier; elle était la fille d'un peintre mort depuis sept ou huit ans, qui avait eu une certaine réputation; lui était un médecin à qui on prédisait un bel avenir, un homme très fort qu'on verrait un jour à l'oeuvre; et naturellement leur attitude l'un envers l'autre était restée la même; il n'y avait pas là de raisons particulières pour qu'elle changeât. Le hasard avait fait naître ces raisons: un jour d'été que le temps s'était subitement mis à l'orage à l'heure où ils reprenaient ordinairement le train, Saniel, revenant au chemin de fer, avait rejoint en route mademoiselle Philis Cormier, qu'il voyait se hâter devant lui; ils avaient encore cinq ou six cents mètres à parcourir à travers une plaine sans maisons avant d'arriver à la station, c'est-à-dire plus que le temps d'être inondés si les nuages noirs que roulait le vent se décidaient à crever: lui avait un parapluie qu'on venait de lui prêter en quittant la pension; elle n'en avait point. Pour la première fois, il s'était décidé à lui adresser la parole:

      —Il semble que l'orage va nous prendre avant que nous ayons gagné là station; vous n'avez pas de parapluie: voulez-vous me permettre de marcher près de vous? je vous abriterai avec celui qu'on vient de me prêter.

      Elle avait répondu par un sourire, et ils s'étaient mis à marcher côte à côte jusqu'au moment où la pluie s'était abattue sur eux; alors elle s'était rapprochée de lui, et ils étaient entrés dans la gare en causant gaiement:

      —Votre parapluie vaut mieux que la jupe de Virginie, dit-elle.

      —Qu'est-ce que c'est que la jupe de Virginie?

      —Vous n'avez pas lu Paul et Virginie?

      —Non.

      —Elle l'avait regardé avec un sourire un peu moqueur, se demandant ce que les gens très forts pouvaient bien lire.

      Non-seulement Saniel n'avait pas lu le roman de Bernardin de Saint-Pierre, pas plus celui-là que d'autres d'ailleurs, mais encore il n'avait jamais aimé, les choses du coeur n'étant pas plus son fait que celles de l'imagination. Il faut du loisir pour les lectures d'agrément, et plus encore pour l'amour, comme il leur faut une liberté d'esprit et une indépendance de vie qu'il n'avait pas. Où aurait-il trouvé le temps de lire des romans? Quand et comment se serait-il occupé d'une femme? Celles qu'il avait eues depuis son arrivée à Paris n'avaient jamais pris sur lui la plus légère influence, et il n'avait gardé d'aucune un souvenir bien distinct. Au contraire, pensant à cette promenade sous la pluie, il avait retrouvé cette jeune fille avec une sûreté de mémoire tout à fait extraordinaire chez lui; l'impression avait donc été bien forte qu'elle se continuait ainsi: il revoyait Philis avec son sourire qui découvrait ses dents éblouissantes, il entendait la musique de sa voix, et cette plaine monotone, qu'il avait si souvent traversée sans jamais la voir, lui apparaissait comme le plus joli paysage du monde. Évidemment un changement s'était fait en lui, quelque chose s'était éveillé dans son esprit; pour la première fois, il s'était aperçu que l'organe conoïde creux et musculaire qu'on appelle le coeur peut servir à autre chose qu'à la circulation du sang.

      Quelle surprise et aussi quel désappointement! Allait-il être assez naïf pour aimer cette jeune fille et empêtrer d'une femme sa vie déjà si difficile et si lourdement remplie. La belle affaire, en vérité, et comme la nature l'avait bâti pour jouer les amoureux! Il est vrai que ceux-là seulement qui le veulent bien deviennent amoureux, et que, par expérience, il connaissait la force de volonté.

      Mais il avait bientôt fallu en rabattre de cette confiance en soi: loin de Philis, il pouvait ce qu'il voulait; près d'elle, c'était elle qui voulait; d'un regard elle était maître de lui; il arrivait furieux pour l'influence qu'elle avait prise sur lui, et contre laquelle il s'était débattu depuis qu'ils ne s'étaient vus; il la quittait ravi de sentir combien profondément il l'aimait.

      Pour un homme dont la raison et la logique avaient réglé la vie jusqu'à ce moment, ces contradictions étaient exaspérantes, et il ne se pardonnait de les subir qu'en se disant qu'elles ne pouvaient modifier en rien la ligne de conduite qu'il s'était tracée, ni le faire dévoyer du chemin qu'il suivait.

      Riche, ou simplement avec un peu de fortune, il eût pu—quand il était près d'elle et en sa puissance—se laisser entraîner; mais ce n'était pas quand il crevait de faim qu'il allait faire la folie de prendre une femme; qu'aurait-il à lui donner? sa misère, rien que sa misère; et la honte, à défaut d'autre raison, l'empêcherait à jamais de la lui offrir.

      Depuis qu'ils se connaissaient, elle avait elle-même, tout naturellement, en causant, complété les renseignements qu'il avait eus tout d'abord: elle était bien, comme on le lui avait dit, la fille d'un peintre; son père, qui avait eu des commencements difficiles, était mort au moment où, après des années de lutte acharnée, il arrivait à la fortune; dix années de plus de travail, et il laissait à sa famille, sinon la richesse, au moins une très belle aisance. En réalité, il ne lui avait laissé que la ruine; l'hôtel qu'il s'était fait construire vendu, et les dettes payées, il ne leur était resté que quelques meubles. Il avait fallu travailler, ils étaient trois, une mère, un fils et une fille; la mère, qui n'avait pas de métier, s'était mise à des travaux de lingerie; le fils avait quitté le collège pour entrer clerc chez un homme d'affaires appelé Caffié; la fille, qui heureusement pour elle avait appris à dessiner et à peindre sous la direction de son père, avait cherché des leçons, et, pour ajouter au peu qu'elles lui procuraient, elle dessinait des menus de dîner pour les papetiers et peignait sur soie des coffrets et des éventails: ils vivaient, et bien juste, avec une dure économie et des privations de toute sorte, encore le frère, las de la triste existence et du labeur que lui imposait son homme d'affaires, venait-il de les quitter pour aller tenter la fortune en Amérique. Si Saniel se mariait jamais, ce dont il doutait, ce ne serait pas, à coup sûr, une femme dans ces conditions qu'il épouserait.

      Cette réflexion le rassurant, il s'était un peu plus livré avec elle; pourquoi ne jouirait-il pas du plaisir très doux qu'il avait à la voir et à l'entendre? Sa vie n'était pas déjà si gaie et si heureuse; il se sentait parfaitement sûr de lui et, telle qu'il la connaissait maintenant, il était tout aussi sûr d'elle: une brave et honnête fille; d'ailleurs, comment eût-elle deviné qu'il l'aimait?

      Ils avaient donc continué à se voir avec un plaisir qui semblait égal des deux côtés, allant l'un au devant de l'autre aussitôt qu'ils s'apercevaient dans la gare, s'attendant, montant dans le même wagon, s'arrangeant toujours pour faire route ensemble à l'aller comme au retour, et s'entretenant librement, gaiement, oubliant si bien le temps, qu'il était rare que l'arrivée ne les surprit point.

      Les choses avaient marché ainsi jusqu'à l'approche des vacances, c'est-à-dire d'une séparation momentanée, et, un peu avant ce moment, ils avaient décidé qu'après leur dernière leçon, au lieu de prendre le train à la station comme à l'ordinaire, ils iraient à une lieue de là pour revenir à Paris par le tramway, ce qui leur ferait une promenade d'une bonne heure à travers bois.


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