Conscience. Hector Malot
Elle jeta une petite poignée de bois dans l'âtre; puis, au lieu de reprendre sa chaise, elle alla chercher un coussin sur le divan et, le déposant devant la cheminée, elle s'assit dessus en s'accoudant sur le genou de Saniel.
—Et maintenant, répéta-t-elle, les yeux levés sur lui.
—Maintenant! je suppose qu'il ne me reste plus qu'à me sauver en Auvergne et me faire médecin de campagne.
—Mon Dieu. est-ce possible? murmura-t-elle d'un ton qui surprit Saniel; car, s'il y avait de la douleur dans ce cri, il y avait aussi un autre sentiment qu'il ne comprenait pas.
—En quittant l'École, je pouvais continuer à demeurer à l'hôtel du Sénat et, en donnant des leçons pour vivre, préparer mes concours; maintenant, après avoir occupé une position jusqu'à un certain point en vue, puis-je reprendre cette existence d'étudiant besoigneux? Mes créanciers, qui se sont déjà abattus sur moi ici, me harcelleront et mes concurrents au concours exploiteront ma misère... qui n'a pas d'autre cause que mes vices; on trouvera que je déshonorerais la Faculté et je serai repoussé. Ni médecin des hôpitaux, ni agrégé, j'en serais réduit à n'être que médecin de quartier; à quoi bon? l'épreuve a été faite ici; tu vois comme elle a réussi.
—Alors tu partirais?
—Non sans déchirement, sans désespoir, puisque ce serait notre séparation et le renoncement aux espoirs sur lesquels je vis depuis dix ans, l'abandon de mes travaux, la mort; tu vois maintenant pourquoi, malgré ta gaieté, je n'ai pas eu la force de te cacher ma préoccupation: plus tu étais charmante, plus je sentais combien tu m'es chère, plus j'étais désespéré de cette séparation.
—Pourquoi nous séparer?
—Que veux-tu?
Elle se retourna vers lui:
—Partir avec toi. Tu me rendras ce témoignage que, jusqu'à cette heure, jamais je ne t'ai parlé de mariage et n'ai laissé paraître la pensée que tu pouvais faire de moi ta femme un jour. Dans la position où tu te trouvais, dans la lutte que tu soutenais, une femme eût été un fardeau qui t'eût paralysé, alors surtout que cette femme n'était qu'une pauvre misérable créature comme moi, qui n'apportait en dot que sa misère et celle de sa famille. Mais les conditions ne sont plus les mêmes: te voilà, toi, aussi misérable et de plus désespéré; dans ton pays, où tu n'as plus que des parents éloignés qui ne te sont rien, puisqu'ils n'ont ni ton éducation, ni tes idées, ni tes besoins, ni tes habitudes, que vas-tu devenir tout seul avec tes déceptions et tes regrets? Si tu m'acceptes, je vais avec toi; à deux et quand on s'aime, on n'est nulle part malheureux. Quant tu rentreras fatigué, tu me trouveras souriante à ton retour; quand tu resteras à la maison, tu m'associeras à tes pensées, à ton travail, et je tâcherai de te comprendre. Je n'ai pas peur de la pauvreté, tu sais, et je n'ai pas peur davantage de la solitude; partout où nous serons ensemble, je serai bien. Tout ce que je te demande, c'est d'emmener ma mère avec nous, car tu sens bien que je ne peux pas l'abandonner; en la soignant, tu as appris à la connaître assez pour savoir qu'elle n'est ni gênante ni difficile; quant à Florentin, il restera à Paris où il trouvera à s'employer: son voyage en Amérique l'a assagi et ses ambitions sont maintenant faciles à contenter: gagner petitement sa vie est tout ce qu'il demande. Sans doute, nous te serons une charge, mais pas aussi lourde qu'au premier abord on pourrait le supposer: une femme, quand elle le veut, met l'ordre et l'économie dans une maison, et je te promets que je serai cette femme. Et puis je travaillerai: j'ai la certitude que mon papetier me donnera des menus aussi bien quand je serai en Auvergne qu'il m'en donne à Paris. Je pourrai aussi, sans doute, me procurer d'autres travaux; c'est cent francs par mois, peut-être cent cinquante, peut-être même deux cents. En attendant que tu te sois créé une clientèle, nous vivrons avec cet argent; en Auvergne, la vie ne doit pas être chère.
Elle lui avait pris les deux mains, et elle suivait anxieusement sur son visage, qu'éclairait la flamme capricieuse de la cheminée, l'effet de ses paroles: c'était leur vie à tous deux qui allait se décider, et l'émotion qui lui serrait le coeur faisait trembler sa voix. Qu'allait-il répondre? Elle le voyait le visage bouleversé, sans pouvoir lire plus loin.
Comme elle se taisait, il dégagea ses deux mains et, lui prenant la tête, il la regarda en silence pendant quelques instants:
—Comme tu m'aimes! dit-il.
—Donne-moi le moyen de le prouver autrement qu'en paroles.
—Ce serait une lâcheté de t'associer à ma misère.
—Ce serait m'estimer assez pour être assuré que j'en serai heureuse.
—Et moi?
—L'amour dans ton coeur ne l'emportera-t-il pas sur la fierté? Ne sens-tu pas que depuis que je t'aime mon amour a pris toute ma vie, et que rien au monde que ce qui est lui, que ce qui est toi, n'existe dans le présent comme dans l'avenir! Parce que je te vois quelques heures de temps en temps à Paris, je suis heureuse; quelles que soient les difficultés qui nous attendent, je serai plus heureuse encore en Auvergne, par cela seul que nous nous verrons toujours.
Il garda pendant assez longtemps un morne silence:
—Là-bas, pourrais-tu m'aimer? murmura-t-il.
Évidemment c'était plutôt à lui qu'à elle que s'adressait cette question, qui résumait ses réflexions.
—Oh! cher Victor! s'écria-t-elle, pourquoi douter de moi? L'ai-je mérité? Le passé, le présent ne répondent-ils pas de l'avenir?
Il secoua la tête:
—L'homme que tu as aimé, que tu aimes, ne s'est jamais montré à toi ce qu'il est réellement. Malgré les difficultés et les tristesses de sa vie, il a pu sourire à ton sourire, parce que, si cruelle que fût cette vie, il était soutenu par l'espoir et la confiance; en Auvergne il n'y aura plus ni espoir, ni confiance, mais la rage d'une existence brisée et l'accablement de l'impuissance. Quel homme serais-je? Pourrais-tu l'aimer, celui-là?
—Mille fois plus encore, puisqu'il serait malheureux et que j'aurais à le soutenir.
—En aurais-tu la force? A la longue, la lassitude te prendrait, car le poids serait trop lourd, si grand que fût ton dévouement, si profonde que fût ta tendresse. Vois ma situation, vois mes espérances et, descendant dans l'avenir, vois mon écrasement. Tu me sais ambitieux mais vaguement, n'est-ce pas? sans avoir jamais mesuré la portée de cette ambition et des espoirs, des rêves, si tu veux, sur lesquels elle repose. Comprends que ces rêves sont à la veille de se réaliser: encore deux mois, en décembre ou en janvier, je passe le concours pour le bureau central, qui me fait médecin des hôpitaux, et à la même époque celui pour l'agrégation, qui m'ouvre la Faculté de médecine. Sans illusion orgueilleuse, je me crois en état de réussir,—ce que les gens de sport appellent en condition. Donc quand je n'ai plus qu'une attente de quelques jours, me voilà abattu à jamais.
—Pourquoi à jamais?
—On vient de son village à Paris pour faire sa trouée, on n'en revient pas quand la mauvaise chance ou l'impuissance vous y ont renvoyé. D'ailleurs, c'est seulement tous les quatre ans que s'ouvre un concours pour l'agrégation. Dans quatre ans, quelle serait ma condition morale ou intellectuelle; comment aurais-je supporté cet exil de quatre ans; te représentes-tu ce que peuvent produire quatre années d'isolement au fond des montagnes. Mais ce n'est pas tout. A côté de ce but ostensible que je poursuis depuis que j'ai débarqué de mon village, j'ai mes travaux en train qui exigent absolument Paris. Sans que je t'aie jamais assommée de médecine, tu sais, n'est-ce pas? qu'elle est à la veille de subir une révolution qui va la transformer. Jusqu'à présent, il a été enseigné officiellement, en pathologie, que l'organisme humain portait en soi le germe d'un grand nombre de maladies infectieuses qui s'y développaient spontanément dans certaines conditions: ainsi, la tuberculose est le résultat de fatigues, de privations, de misères physiologiques. Eh bien, depuis un certain, temps, on admet, c'est-à-dire des révolutionnaires admettent une origine parasitaire à ces maladies, et il