Conscience. Hector Malot

Conscience - Hector Malot


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arrivait, elle ne nuirait en rien à ma réputation de médecin.

      —Tu, vois quel monstre il est!

      —Pendant qu'il m'expliquait ainsi ses combinaisons, en m'offrant la mort des autres, je pensais à la sienne, et me disais que, si on le supprimait, il n'aurait vraiment que ce qu'il mérite.

      —Ça, c'est bien vrai.

      —Pour moi, rien ne m'aurait été plus facile, à un certain moment. Comme il a mal aux dents, il me montra sa mâchoire: je n'avais qu'à l'étrangler; nous étions seuls: un misérable diabétique comme lui qui, j'en suis sûr, n'a pas six mois à vivre, n'aurait pas résisté à une poigne comme celle-ci. Je retirais de son gilet ses clefs, j'ouvrais sa caisse, j'y prenais les trente, quarante, soixante mille francs que j'y ai vus entassés: du diable si la justice aurait, jamais rien découvert: un médecin n'étrangle pas ses clients, il les empoisonne, il les tue scientifiquement, non brutalement.

      —Voilà le malheur, c'est que ces moyens d'arranger les choses ne sont à la portée que des gens qui n'ont par de conscience, et qu'ils n'existent pas pour nous.

      —Je t'assure bien que ce n'est pas la conscience qui m'aurait retenu.

      —La peur du remords, si je me sers d'un mauvais mot.

      —Mais les gens intelligents n'ont pas de remords, ma chère enfant, attendu que chez eux le raisonnement précède le fait et ne le suit pas: avant d'agir, ils pèsent le pour et le contre, et savent quelles seront les conséquences de leurs actions pour les autres aussi bien que pour eux; si cet examen préalable leur prouve que pour une raison quelconque ils peuvent agir, ils seront à jamais tranquilles, assurés de n'être pas exposés aux remords, qui ne sont que les reproches de la conscience.

      —Sans doute, ce que tu dis là est juste, et pourtant il m'est impossible de l'accepter. Si je n'ai pas commis de crimes dans ma vie, j'ai fait cependant des sottises, même des fautes, et pour quelques-unes ça été délibérément, après cet examen préalable dont tu parles: j'aurais donc dû être parfaitement tranquille et à l'abri des reproches de ma conscience; cependant, le lendemain matin, je m'éveillais malheureuse, tourmentée, bouleversée quelquefois, sans pouvoir étouffer la voix mystérieuse qui m'accusait.

      —Et au nom de qui parlait-elle, cette voix plus vague encore que mystérieuse?

      —Au nom de ma conscience, évidemment.

      —«Évidemment» est de trop, et tu serais bien embarrassée de me démontrer cette évidence, attendu que rien n'est plus incertain et insaisissable que ce qu'on est convenu d'appeler la conscience, qui n'est en réalité qu'une affaire de milieu et d'éducation.

      —Je ne comprends pas.

      —Ta conscience te fait-elle un crime de m'aimer?

      —Non, assurément.

      —Tu vois donc que tu as une façon personnelle de comprendre ce qui est bien et ce qui est mal qui n'est pas celle que suit notre pays, ou il est admis, au point de vue religieux comme au point de vue social, qu'une jeune fille est coupable quand elle a un amant. Par conséquent, tu vois aussi que la conscience est un mauvais instrument de pesage, puisque chacun pour la faire fonctionner se sert de poids qu'il fabrique lui-même.

      —Enfin, quoi qu'il en soit, tu as bien fait de ne pas étrangler Caffié....

      —Que tu as condamné à mort, toi-même, cependant!

      —Par la main de la justice providentielle ou humaine, mais non par la tienne, pas plus que par celle de Florentin ou par la mienne, bien que nous sachions mieux que personne qu'il ne mérite aucune grâce.

      —Tu vois que j'ai prévu tes objections, puisque je n'ai pas serré sa cravate.

      —Heureusement.

      —Est-ce bien «heureusement» qu'il faut dire?

       Table des matières

      Ce soir-là Philis devait rentrer de bonne heure: le dîner ne se prolongea donc pas tard comme la veille; cependant, avant de partir, elle voulut desservir la table et tout remettre en ordre.

      —Tu pourras très bien déjeuner demain avec le reste du poulet, dit-elle en le serrant dans le garde-manger, où il alla rejoindre la boîte de sardines et la terrine de foie gras.

      Et comme il l'accompagnait, un flambeau à la main pour l'éclairer, il put voir que ce n'était pas seulement à son déjeuner du lendemain et des jours suivants qu'elle avait pensé: dans la cuisine, une provision de bois occupait un coin; sur une tablette étaient posés deux paquets de bougies, et sur les coffres des lapins s'entassait une provision de carottes suffisante pour les nourrir pendant plusieurs jours, eux et les cochons d'Inde.

      —Quel brave petit coeur tu es! dit-il.

      —Parce que je pense aux lapins?

      —Pour ta tendresse et ta discrétion.

      —Je voudrais tant t'être bonne à quelque chose!

      Lorsqu'elle l'eût quitté, il s'assit immédiatement à son bureau et tout de suite il commença à travailler, pressé de regagner le temps qu'il venait de donner au sentiment. Que son travail ne dût servir à rien, et que ses expériences fussent brusquement interrompues le lendemain ou quelques jours plus tard, n'était pas pour l'arrêter: il avait à travailler, il travaillait comme s'il avait la certitude de passer ses concours, et aussi celle que les expériences qu'il poursuivait depuis plusieurs années seraient menées à bonne fin sans que personne pût les déranger.

      C'était en effet sa force que cette puissance de travail qui jamais ne s'était laissé distraire ou écraser par rien, le plaisir pas plus que la souffrance, les préoccupations pas plus que la misère et ses privations: dans la rue, il pouvait penser à Philis, avoir faim, sentir le poids du sommeil; à son bureau, il n'y avait plus pour lui ni Philis, ni faim, ni sommeil, ni souci, ni souvenirs, il y avait son travail qui le prenait tout entier.

      C'était sa force et aussi sa fierté, la seule supériorité dont il se vantât; car, bien qu'il s'en reconnût d'autres, de celles-là il ne parlait jamais, tandis qu'il disait volontiers à ses camarades:

      —Moi, je travaille quand je veux et tant que je veux; ma volonté appliquée au travail n'a jamais eu de défaillances; ce qu'on raconte d'Alexandre le Grand qui, pour rester éveillé la nuit, tenait dans sa main une boule de métal au-dessus d'un bassin d'airain, prouve tout simplement que le Macédonien était un mollasse.

      Ce soir-là, il en fut pendant une heure à peu près comme il en était toujours: ni les huissiers, ni Jardine, ni Caffié ne le troublèrent; cependant, ayant eu une recherche à faire, il constata que sa mémoire ne lui obéissait point comme à l'ordinaire: elle hésitait, s'embrouillait, surtout elle avait des distractions réellement étonnantes; il la violenta et elle obéit, mais ce fut pour peu de temps: bientôt elle le trahit une seconde fois, puis une troisième, une quatrième.

      Décidément il n'était pas dans un état normal et sa volonté obéissait au lieu de commander.

      Il y avait un nom et une phrase qu'il se répétait de temps en temps machinalement; ce nom était celui de Caffié; cette phrase, c'était: «Rien de plus facile».

      Pourquoi cette hypothèse d'étrangler Caffié, dont il n'avait parlé qu'en l'air et sans y attacher nulle importance au moment où il l'avait émise, lui revenait-elle ainsi comme une sorte d'obsession.

      N'était-ce pas bizarre?

      Jamais, jusqu'à ce jour, il n'avait eu l'idée qu'il pouvait étrangler un homme, si coquin que fût cet homme, et voilà qu'en causant il avait trouvé des raisons qui rendaient toute naturelle et même légitime la mort de ce coquin.

      Philis,


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