Histoire de la magie. Eliphas Levi
voilà le péché d'Adam et ses suites fatales. Voilà le déluge et ses tempêtes; puis, plus tard, la haute malédiction de Chanaan. La révélation de l'occultisme est figurée par l'impudence de ce fils qui montre la nudité paternelle. L'ivresse de Noé est une leçon pour le sacerdoce de tous les temps. Malheur à ceux qui exposent les secrets de la génération divine aux regards impurs de la foule! tenez le sanctuaire fermé, vous qui ne voulez pas livrer votre père endormi à la risée des imitateurs de Cham!
Telle est, sur les lois de la hiérarchie humaine, la tradition des enfants de Seth; mais telles ne furent pas les doctrines de la famille de Caïn. Les caïnistes de l'Inde inventèrent une Genèse pour consacrer l'oppression des plus forts et perpétuer l'ignorance des faibles; l'initiation devint le privilège exclusif des castes suprêmes et des races d'hommes furent condamnées à une servitude éternelle sous prétexte d'une naissance inférieure; ils étaient sortis, disait-on, des pieds ou des genoux de Brahma!
La nature n'enfante ni des esclaves ni des rois, tous les hommes naissent pour le travail.
Celui qui prétend que l'homme est parfait en naissant, et que la société le dégrade et le pervertit, serait le plus sauvage des anarchistes, s'il n'était pas le plus poétique des insensés. Mais Jean-Jacques avait beau être sentimental et rêveur, son fond de misanthropie, développé par la logique de ses séides, porta des fruits de haine et de destruction. Les réalisateurs consciencieux des utopies du tendre philosophe de Genève, furent Robespierre et Marat.
La société n'est pas un être abstrait qu'on puisse rendre séparément responsable de la perversité des hommes; la société c'est l'association des hommes. Elle est défectueuse de leurs vices et sublime de leurs vertus; mais en elle-même, elle est sainte, comme la religion qui lui est inséparablement unie. La religion, en effet, n'est-elle pas la société des plus hautes aspirations et des plus généreux efforts?
Ainsi, au mensonge des castes privilégiées par la nature, répondit le blasphème de l'égalité antisociale et du droit ennemi de tout devoir; le christianisme seul avait résolu la question en donnant la suprématie au dévouement, et en proclamant le plus grand celui qui sacrifierait son orgueil à la société et ses appétits à la loi.
Les juifs, dépositaires de la tradition de Seth, ne la conservèrent pas dans toute sa pureté, et se laissèrent gagner par les injustes ambitions de la postérité de Caïn. Ils se crurent une race d'élite, et pensèrent que Dieu leur avait plutôt donné la vérité comme un patrimoine que confiée comme un dépôt appartenant à l'humanité toute entière. On trouve, en effet, dans les talmudistes, à côté des sublimes traditions du Sépher Jézirah et du Sonar, des révélations assez étranges. C'est ainsi qu'ils ne craignent pas d'attribuer au patriarche Abraham lui-même l'idolâtrie des nations, lorsqu'ils disent qu'Abraham a donné aux Israélites son héritage, c'est-à-dire la science des vrais noms divins; la kabbale, en un mot, aurait été la propriété légitime et héréditaire d'Isaac; mais le patriarche donna, disent-ils, des présents aux enfants de ses concubines; et par ces présents ils entendent des dogmes voilés et des noms obscurs, qui se matérialisèrent bientôt et se transformèrent en idoles. Les fausses religions et leurs absurdes mystères, les superstitions orientales et leurs sacrifices horribles, quel présent d'un père à sa famille méconnue! N'était-ce pas assez de chasser Agar avec son fils dans le désert, fallait-il, avec leur pain unique et leur cruche d'eau, leur donner un fardeau de mensonge pour désespérer et empoisonner leur exil?
La gloire du christianisme c'est d'avoir appelé tous les hommes à la vérité, sans distinction de peuples et de castes, mais non toutefois sans distinction d'intelligences et de vertus.
«Ne jetez pas vos paroles devant les pourceaux, a dit le divin fondateur du christianisme, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds et que, se tournant contre vous, ils ne vous dévorent.»
L'Apocalypse, ou révélation de saint Jean, qui contient tous les secrets kabbalistiques du dogme de Jésus-Christ, n'est pas un livre moins obscur que le Sohar.
Il est écrit hiéroglyphiquement avec des nombres et des images; et l'apôtre fait souvent appel à l'intelligence des initiés. «Que celui qui a la science comprenne, que celui qui comprend calcule,» dit-il plusieurs fois après une allégorie ou l'énoncé d'un nombre. Saint Jean, l'apôtre de prédilection et le dépositaire de tous les secrets du Sauveur, n'écrivait donc pas pour être compris de la multitude.
Le Sépher Jézirah, le Sohar et l'Apocalypse sont les chefs-d'oeuvre de l'occultisme; ils contiennent plus de sens que de mots, l'expression en est figurée comme la poésie et exacte comme les nombres. L'Apocalypse résume, complète et surpasse toute la science d'Abraham et de Salomon, comme nous le prouverons en expliquant les clefs de la haute kabbale.
Le commencement du Sohar étonne par la profondeur de ses aperçus et la grandiose simplicité de ses images. Voici ce que nous y lisons:
«L'intelligence de l'occultisme c'est la science de l'équilibre.
»Les forces qui se produisent sans être balancées périssent dans le vide.
»Ainsi ont péri les rois de l'ancien monde, les princes des géants. Ils sont tombés comme des arbres sans racines, et l'on n'a plus trouvé leur place.
»C'est par le conflit des forces non équilibrées que la terre dévastée était nue et informe lorsque le souffle de Dieu se fit place dans le ciel et abaissa la masse des eaux.
»Toutes les aspirations de la nature furent alors vers l'unité de la forme, vers la synthèse vivante des puissances équilibrées, et le front de Dieu, couronné de lumière, se leva sur la vaste mer et se refléta dans les eaux inférieures.
»Ses deux yeux parurent rayonnants de clarté, lançant deux traits de flamme qui se croisèrent avec les rayons du reflet.
»Le front de Dieu et ses deux yeux formaient un triangle dans le ciel, et le reflet formait un triangle dans les eaux.
»Ainsi se révéla le nombre six, qui fut celui de la création universelle.»
Nous traduisons ici, en l'expliquant, le texte qu'on ne saurait rendre intelligible en le traduisant littéralement.
L'auteur du livre a soin, d'ailleurs, de nous déclarer que cette forme humaine qu'il donne à Dieu n'est qu'une image de son verbe, et que Dieu ne saurait être exprimé par aucune pensée ni par aucune forme. Pascal a dit que Dieu est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. Mais comment concevoir un cercle sans circonférence? Le Sohar prend l'inverse de cette figure paradoxale, et dirait volontiers du cercle de Pascal que la circonférence en est partout et le centre nulle part; mais ce n'est point à un cercle, c'est à une balance qu'il compare l'équilibre universel des choses. «L'équilibre est partout, dit-il, on trouve donc partout aussi le point central où la balance est suspendue.» Nous trouvons ici le Sohar plus fort et plus profond que Pascal.
L'auteur du Sohar continue son rêve sublime. La synthèse du verbe formulé par la figure humaine monte lentement et sort des eaux comme le soleil qui se lève. Quand les yeux ont paru, la lumière a été faite; quand la bouche se montre, les esprits sont créés et la parole se fait entendre. La tête entière est sortie, et voilà le premier jour de la création. Viennent les épaules, les bras et la poitrine, et le travail commence. L'image divine repousse d'une main la mer et soulève de l'autre les continents et les montagnes. Elle grandit, elle grandit toujours. Sa puissance génératrice apparaît, et tous les êtres vont se multiplier; il est debout, enfin, il met un pied sur la terre et l'autre sur la mer, et se mirant tout entier dans l'Océan de la création, il souffle sur son reflet, il appelle son image à la vie. Créons l'homme, a-t-il dit, et l'homme est créé! Nous ne connaissons rien d'aussi beau dans aucun poëte que cette vision de la création accomplie par le type idéal de l'humanité. L'homme ainsi est l'ombre d'une ombre! mais il est la représentation de la puissance divine. Lui aussi peut étendre les mains de l'Orient à l'Occident; la terre lui est donnée pour domaine.