Nos femmes de lettres. Flat Paul
et le Corsaire, son cher décor de Venise, Wagner et le Rhin, Vérone et le balcon de Juliette?... On n'a jamais mieux cité ses auteurs, accumulé tant de références, dévoilé les sources d'un idéal que l'on voudrait faire sien par adaptation. Sentir! toujours sentir! Épuiser la coupe des sensations! Tel est le secret de la vie romantique... tel aussi le secret de l'âme d'Antoine Arnault.
Si pourtant nous examinons de près la biographie des personnages qui ont fait figure dans l'histoire littéraire, et par l'élan de leurs appétitions créé l'état d'esprit romantique, il nous est aisé de discerner le point où le Rêve se sépare de la Réalité, la limite où le héros imaginaire cesse de se confondre avec le prototype vivant dont il reçut l'être. Qu'on veuille bien s'arrêter un instant aux plus expressives figures: un Chateaubriand, un Byron, à celui qui le plus désespérément tendit à vivre son rêve, ce Berlioz sans équivalent comme type représentatif: si leur front se confond avec les nuages du ciel, leurs pieds reposent sur la terre et se meurtrissent aux pierres du chemin. D'où la valeur unique de ces documents: Lettres et Mémoires, qui précisent leurs agitations par refus d'accepter les dures conditions de la vie. Telle est la part concrète du héros, et que nous touchons du doigt, par où il nous devient un contemporain et un frère: Mme de Noailles l'a délibérément rejetée; elle s'est placée en dehors de la réalité. Dirait-on pas que, pour situer son personnage, elle se complaît à ordonner des faits contraires à la vraisemblance. Je sais bien ce qu'elle tend à prouver: qu'Antoine Arnault est un désabusé, revenu de tout. Mais quand même, nous admettons difficilement cette destinée qui «connaît toutes les agitations de la politique et du succès». Nous repoussons ce qu'il entre d'abstrait, par conséquent d'invraisemblable dans la fortune d'un auteur qui fait jouer une pièce dont l'effet immédiat est de «provoquer un élan d'amour dans sa ville»—nous savons trop par expérience que les choses ne se passent pas ainsi—et pour qui «tous les soirs les planches poudreuses de la scène furent comme un profond divan où il posséda le cœur blessé, le cœur traîné des nerveuses spectatrices». Reportons-nous aux documents romantiques... Quel abîme entre le rêve et la réalité! Pourtant, c'est la réalité qu'entend nous dépeindre l'auteur. Qui donc hésiterait à en contester l'artifice?
Mais nous avons mieux encore, aveu plus catégorique du disciple qui met ses pas dans les pas de ses maîtres, et, s'il se peut dire, proclame son acte de foi. Plus encore que dans la préconception d'Antoine Arnault, sa position dans la vie, son absence complète de lien avec la réalité, ce qu'il y a d'abstrait en lui et qui tient au grossissement des faits par où l'auteur le caractérise, nous avons la marque romantique dans cette exaspération de la sensation qui crée l'amertume dans la volupté. Lorsque, à la suite d'une longue séparation, Donna Marie revoit Antoine et s'attache à lui «avec les grands mouvements de l'être,» écoutez ses accents: «Vous êtes mon jardin refleuri, ma maison retrouvée, ma volupté vivante; vous êtes ma tristesse et ma bouche. Je vous ai! Ah! je vous ai! Non pour ma vie, non pour toujours, mais pour une heure, mais pour une nuit! Cela suffit. Une nuit pour que je saccage mon rêve! Une nuit pour me gorger, pour me lasser de vous! pour que meure en moi jusqu'à la racine de ce désir. Une nuit pour te voir comme tu es, faible, pâli, vieilli, ô mon amour, ô dieu terrible de mon souvenir! Ah! reviens pour que je te goûte encore, et que, délivrée enfin, je puisse dire: J'ai revu Antoine Arnault, il n'est plus comme autrefois. Sainte-Marie, je vous adore et je vous loue: il n'est plus comme autrefois.»
Brièveté de la sensation amoureuse... Fugacité du bonheur... amertume dans la volupté... Cœur qui se brise et se complaît aux pointes où il vient se meurtrir... Joignez-y l'ardeur de destruction, la rage d'anéantissement qui toujours accompagne les extrêmes de la volupté sensuelle... vous les reconnaissez ces thèmes fameux, dont les variations firent la renommée littéraire des Romantiques, depuis Chateaubriand jusqu'à notre moderne Barrès. Merveilleuse élève en vérité, disciple fidèle, cette étrangère, cette cosmopolite devenue Française par adoption et par adaptation! Elle n'a qu'un tort: c'est de ne pas disposer assez de mystère autour de ses emprunts. Mais serait-elle femme, s'il en était autrement? Mme de Noailles ignore le grand art du clair-obscur et ses magiques effets. Tout cela est trop en lumière, trop évident, trop manifeste pour des yeux non prévenus. Une des premières fois qu'il fut donné, cet accent d'amertume, ce cri de meurtrissure dans la volupté, ce fut par le père de René, et l'on sait la fortune que depuis lors il fit par le monde. Mais ce n'est pas user, c'est abuser, c'est pousser jusqu'à l'indiscrétion, que nous offrir une paraphrase aussi transparente du célèbre morceau où Atala mourante s'écrie: «Tantôt j'aurais voulu être avec toi la seule créature vivante sur la terre. Tantôt, sentant une divinité qui m'arrêtait dans nos horribles transports, j'aurais désiré que cette Divinité se fût anéantie, pourvu que, serrée dans tes bras, j'eusse roulé d'abîme en abîme, avec les débris de Dieu et du monde!»
Ce n'est point assez pourtant d'avoir fait sa soumission aux demi-dieux du Romantisme: Que, par les soins attentifs de l'auteur, Antoine Arnault, ce moderne homme de lettres parisien, soit revêtu de la défroque illustre des Manfred et des René, que la passionnée Donna Marie pousse son invocation aux puissances destructrices qu'enferme l'instinct d'amour, tel que l'imaginait le père d'Atala, c'est seulement hommage aux grands ancêtres qui inventèrent une forme nouvelle de sensibilité littéraire. Mais comme on est toujours le fils de quelqu'un, on a toujours aussi ses héritiers. Chateaubriand, comme Byron, en eut d'illustres, et Mme de Noailles, après s'être agenouillée dans la partie centrale du temple, continue son action de grâces dans les chapelles latérales. Connaissant ses auteurs autant et mieux qu'écrivain de France, elle se souvient à propos qu'en un morceau de critique fameux: l'École Païenne, poussé par cet instinct de mystification qui se trouvait à la racine de son génie, Baudelaire jeta l'anathème au dieu Pan. Elle lui fera donc, elle, son invocation, car de même que la haine est encore une forme de l'amour, la contradiction peut aussi bien être une forme de l'imitation, et n'est-ce pas brillante attitude pour une jeune romancière, belle et nerveuse cambrure de reins, qui impressionnera la galerie, d'exalter une puissance que Baudelaire, le satanique Baudelaire, si énergiquement ravala aux régions inférieures: «Tous les poètes, et, mon cher Pan, il est beaucoup de poètes, t'attendent dans les jardins: ne les crois pas, lorsqu'ils se pensent mystiques et convertis aux religions de Judée. S'ils disent que leur âme est altérée de mystère, c'est parce qu'ils te cherchent et qu'ils ne t'ont point trouvé. Ah! qu'un matin de Pâques, quand sur les villes chrétiennes les cloches chanteront, vaines poupées de métal, la forêt enfin se ranime! Que l'aulne entende revenir sa nymphe aux jambes mouillées! Que les bergers s'élancent! Que le bouc et la biche resplendissent au soleil, et que, plus haut que les cloches d'argent sur la ville, tout le feuillage chante: Pan est ressuscité!»
Pour avoir longuement médité l'œuvre de ses devanciers, Mme de Noailles sait la place qu'y tient cette conception particulière de l'amour fondée sur le culte de la sensation exclusive, absorbante et asservissante. Comment ignorerait-elle qu'une telle conception fît le succès d'un d'Annunzio, condensant pour des effets identiques cette sécheresse d'âme et ce cruélisme donjuanesque qui circulent, comme des thèmes animateurs, à travers l'ensemble de ses romans? Les mauvaises langues pourront affirmer que, de tous les traits où s'accuse la plasticité de notre auteur, celui-là fut le plus spontané, et que Donna Marie, c'est le miroir fidèle où vient se réfléchir l'image de la romancière elle-même. Nous n'en voulons rien savoir, ou plutôt nous nous interdisons d'en rien rechercher. Mais quelle surprise tout d'abord, à laquelle il faudra bien nous accoutumer, de voir une femme, de riche et intense culture, faire tenir l'amour dans ce culte de la sensation exclusive, dans cette sorte de fatalité qui réduit tout au geste de l'instinct et n'hésite pas à généraliser avec cette rigueur. «Les femmes, toutes les femmes n'ont-elles point de tendres corps qui se penchent et avancent, tendues vers les mains des hommes? Les doigts se touchent, les genoux se touchent: tout un être attire l'autre être, et dans la saison chaude, les femmes tristes ou légères ne tombent-elles point, comme les fruits las sur la prairie?»
Il y a là, on le voit, plus qu'un cas individuel.... une véritable profession de foi en amour. Telle Donna Marie qui, la première, glissa aux bras d'Antoine Arnault, excuse et doit excuser sa suivante Émilie de s'abandonner à ses étreintes. Sont-elles pas commandées toutes deux par la rigueur de l'instinct?