Voyages du capitaine Robert Lade en differentes parties de l'Afrique, de l'Asie et de l'Amérique. Antoine François Prévost d'Exiles
DU CAPITAINE
ROBERT LADE
ET DE SA FAMILLE
TOME PREMIER.
L A pauvreté est un puissant aiguillon pour le courage & j'ose dire pour toutes les vertus, sur-tout dans ceux qui sont tombés de l'état d'opulence & qui ont pour double motif la misère d'une Épouse & de plusieurs enfans. Mes Voyages & mes plus difficiles entreprises n'ont point eu d'autre cause. J'avois reçu de mes Ancêtres un bien considérable, dont je me vis dépouillé dans l'espace de peu de jours par les fameuses révolutions de l'affaire du Sud. Je me trouvois marié depuis quinze ans, âgé d'environ quarante, & chargé d'une nombreuse famille. Le désespoir m'auroit fait prendre quelque résolution funeste à ma vie, si l'exemple d'un grand nombre de mes amis, qui étoient sortis de l'indigence par la voye du Commerce, ne m'eut paru une ressource qui me restoit encore à tenter.
On conçoit qu'étant sans biens, je ne me proposois pas d'imiter ceux qui avoient accumulé des richesses sur leur propre fond. Il falloit commencer par me rendre utile au service d'autrui, & je n'avois à mettre dans mon entreprise que de la probité & de l'industrie, deux qualités par lesquelles je m'étois fait connoître assez heureusement. Après avoir fait le calcul de ce que je pouvois tirer de mes meubles, unique reste de ma fortune, sur lequel je ne laissois pas de fonder quelques espérances particulieres, je fis confidence de mon embarras & de mes desseins à Georges Sprat, un de nos plus riches Marchands, qui avoit deux Comptoirs également accrédités, l'un dans nos Colonies d'Amérique, & l'autre aux grandes Indes. Il connoissoit anciennement ma famille, & quoique je n'eusse point de liaisons fort étroites avec lui, j'étois sûr qu'ayant toujours fait ma demeure dans son voisinage, il ne pouvoit avoir qu'une favorable opinion de mon caractere. Il reçut honnêtement mes ouvertures, il me fit expliquer non-seulement l'histoire de ma disgrâce, mais l'état présent de mes affaires, & celui de ma famille. Sa curiosité, ou l'intérêt qu'il prit tout d'un coup à ma fortune, l'amena chez moi dès le lendemain, & la vûe de ma femme & de mes enfans, dont la tristesse rendoit assez témoignage au malheur de notre condition, acheva d'échauffer son zéle en ma faveur.
Après avoir laissé passer quelques jours sans me communiquer ses desseins, il me parla d'un Vaisseau qu'il faisoit partir pour Bengale avant la fin du mois, & pour lequel il avoit besoin d'un Supercargoes, que je pouvois être, si je voulois confier mes espérances à la Mer. J'acceptai cette offre, comme une faveur qui les surpassoit beaucoup; car dans mes premières vûes, je n'avois pensé qu'à obtenir quelque emploi plus borné dans l'un de ses deux Comptoirs. Je conçus qu'avec l'autorité & les privileges d'un Supercargoes, je pourrais tirer un profit considérable des marchandises que je voulois acquérir du prix de mes meubles, sans compter les autres avantages qui sont propres à cette commission. M. Sprat m'apprit lui-même tout ce que je devois espérer d'un premier Voyage. Mais en prenant soin d'arranger mes préparatifs, il supposa trop généreusement que je me reposerois sur lui dans mon absence, de la conduite & de l'entretien de ma famille; elle étoit composée de trois garçons & de deux filles. Mon aîné avoit quatorze ans, la première de mes filles en avoit treize, & la seconde un peu plus d'onze; le plus jeune de mes deux derniers fils n'en avoit que sept.
Mes vûes n'étoient pas encore bien éclaircies sur la manière dont je devois pourvoir à leur subsistance pendant mon Voyage. J'avois pensé que l'aîné de mes fils pouvoit m'accompagner, & je n'étois pas sans espérance que la mere de ma femme, qui vivoit encore dans une fortune fort médiocre, consentiroit à se charger de sa fille & de nos quatre autres enfans; ce fut la réponse que je fis aux propositions de M. Sprat. Mais sa chaleur paroissant redoubler pour me rendre service, il me représenta que cette disposition de ma famille feroit trop connoître au Public la ruine de mes affaires; qu'à la veille de les rétablir, il falloit soutenir les apparences jusqu'à mon retour; que remettant ses intérêts entre mes mains, il ne pouvoit trop faire pour m'attacher à lui, & que la dépense d'une année d'entretien dont il vouloit se charger pour ma maison, seroit bien compensée par la fatigue & les peines ausquelles j'allois m'exposer, pour le soin de son Commerce. Je ne voyois encore dans toutes ces instances que des attentions honnêtes, ausquelles l'intérêt pouvoit avoir autant de part que l'amitié; mais ma femme qui m'aimoit avec beaucoup de tendresse, avoit fait d'autres observations qu'elle se hâta de me communiquer. M. Sprat n'étoit pas venu chez moi, sans ouvrir les yeux sur le mérite de ma fille aînée, ses sentimens n'avoient pû se dérober aux yeux d'une mere, & l'affectation même qu'il avoit apportée à les déguiser, sembloit les rendre suspects. Ce récit ne me causa point toute l'inquiétude que je voyois à ma femme: Que devois-je craindre de l'amour de M. Sprat pour une fille de treize ans, qui ne s'éloigneroit pas un moment de sa mere? D'ailleurs il n'étoit point marié, & ma naissance étant supérieure à la sienne, je pouvois me flater que son inclination, joint aux services que j'allois lui rendre, pourroit le faire passer quelque jour sur l'inégalité de la fortune. Ma femme surprise de mes objections, ne balança plus à s'ouvrir tout-à-fait. Elle m'apprit que si sa fille avoit gagné le cœur de M. Sprat, le Commis de ce Négociant, pour qui son Maître avoit une confiance absolue, n'avoit pas pris des sentimens moins tendres pour elle-même; & que dans les visites qu'ils nous avoient rendues depuis moins de quinze jours, ils lui avoient fait entendre assez clairement ce qu'ils se proposoient tous deux, aussi-tôt que je serois éloigné. Malgré le triste état de mes affaires, l'intérêt n'étoit pas capable de me faire oublier l'amour & l'honneur. J'éprouvai même à l'instant toute la force d'une passion que je n'avois jamais connue, parce que la conduite de ma femme n'avoit jamais été propre à me la faire sentir. Je parle de la jalousie, qui fut assez violente dès le premier moment, pour me faire renoncer à toutes les espérances que j'avois conçues de M. Sprat. Cependant après quelques réfléxions sur son projet, je me persuadai que devant beaucoup moins de reconnoissance à un homme qui se proposoit de séduire ma femme & ma fille, il m'étoit permis d'employer quelque honnête artifice pour assurer tout à la fois ma fortune, & l'honneur de ma famille. Je revins à l'idée que j'avois eue de me procurer un office de Comptoir, sans renoncer à celui de Supercargoes; & pensant ainsi à m'établir dans les Indes, je résolus de ne quitter l'Angleterre qu'avec ma femme & mes enfans. Il falloit déguiser ce dessein à M. Sprat; j'évitai de lui parler de ma famille, comme si j'eusse accepté ses premières offres, & je lui demandai pour nouvelle faveur, de m'accorder quelque emploi dans un de ses Comptoirs. Loin de m'arrêter par des objections, il se prêra si facilement à mes désirs, que je demeurai plus persuadé que jamais de ses vûes sur ma fille, & de l'avantage qu'il espéroit tirer de mon éloignement.
Dans cette situation je me hâtai de vendre mes meubles, & j'en convertis le prix en Montres d'or, & en ouvrages d'Orfévrie. Quelques Diamans de ma femme avoient fait la principale partie de ma somme; car outre que la valeur de mes meubles étoit médiocre, je fus obligé de laisser toute meublée, jusqu'à mon départ, la Salle où j'étois accoutumé de recevoir M. Sprat; & ne voulant point qu'il eut le moindre soupçon de mon projet, je convins avec ma femme, que suivant les résolutions que nous prîmes ensemble, elle disposeroit de ce reste de nos biens, dans les derniers momens. Le jour étant arrivé pour mettre à la voile, je pris congé d'elle & de mes enfans le 2 d'Avril 1722, dans la présence de M. Sprat & de son Commis, qui m'accompagnerent ensuite jusqu'à Gravesend; mais dès la nuit suivante ma femme s'étant délivrée heureusement de tous les embarras dont elle restoit chargée, partit avec mes enfans pour