Les derniers jours de Pékin. Pierre Loti
gerbes, se promènent en flocons blancs; le long de toutes les mâtures de fer, montent et descendent en notre honneur des pavillons tricolores; on entend partout les clairons sonner, les musiques étrangères jouer notre Marseillaise,—et on se grise un peu de ce cérémonial, éternellement pareil, mais éternellement superbe, qui emprunte ici une magnificence inusitée au déploiement de ces flottes.
Et puis le soleil, le soleil à la fin s'est réveillé et flamboie, nous apportant pour notre jour d'arrivée une dernière illusion de plein été, dans ce pays aux saisons excessives, qui avant deux mois commencera de se glacer pour un long hiver.
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Quand le soir vient, nos yeux, qui s'en lasseront bientôt, s'amusent, cette première fois, de la féerie à grand spectacle que les escadres nous donnent. L'électricité s'allume soudainement de toutes parts, l'électricité blanche, ou verte, ou rouge, ou clignotante, ou scintillante à éblouir; les cuirassés, au moyen de jeux de lumière, causent les uns avec les autres, et l'eau reflète des milliers de signaux, des milliers de feux, pendant que les longues gerbes des projecteurs fauchent l'horizon, ou passent dans le ciel comme des comètes en délire. On oublie tout ce qui couve de destruction et de mort, sous ces fantasmagories, dans des flancs effroyables; on est pour l'instant comme au milieu d'une ville immense et prodigieuse, qui aurait des tours, des minarets, des palais, et qui se serait improvisée, par fantaisie, en cette région de la mer, pour y donner quelque fête nocturne extravagante.
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25 septembre.
Nous ne sommes qu'au lendemain, et déjà rien ne se ressemble plus. Dès le matin la brise s'est élevée,—à peine de la brise, juste assez pour coucher sur la mer les grands panaches obscurs des fumées, et déjà les lames se creusent, dans cette rade ouverte, peu profonde, et les petites embarcations en continuel va-et-vient sautillent, inondées d'embruns.
Cependant un navire aux couleurs allemandes arrive lentement du fond de l'horizon, comme nous étions arrivés hier: c'est la Herta, tout de suite reconnue, amenant le dernier des chefs militaires que l'on attendait à ce rendez-vous des peuples alliés, le feld-maréchal de Waldersee. Pour lui, recommencent alors les salves qui nous avaient accueillis la veille, tout le cérémonial magnifique; les canons de nouveau épandent leurs nuages, mêlent des ouates blanches aux fumées noires, et le chant national de l'Allemagne, répété par toutes les musiques, s'éparpille dans le vent qui augmente.
Il souffle toujours plus fort, ce vent, plus fort et plus froid, mauvais vent d'automne, affolant les baleinières, les vedettes, tout ce qui circulait hier si aisément entre les groupes d'escadre.
Et cela nous présage de tristes et difficiles jours, car, sur cette rade incertaine qui devient dangereuse en une heure, il va falloir débarquer des milliers de soldats envoyés de France, des milliers de tonnes de matériel de guerre; sur l'eau remuée, il va falloir promener tant de monde et tant de choses, dans des chalands, dans des canots, par les temps glacés, même par les nuits noires, et les conduire à Takou, par-dessus la barre changeante du fleuve.
Organiser toute cette périlleuse et interminable circulation, ce sera là surtout, pendant les premiers mois, notre rôle, à nous marins,—rôle austère, épuisant et obscur, sans apparente gloire…
II
A NING-HAÏ
3 octobre 1900.
Dans le fond du golfe de Petchili, la grève de Ning-Haï, éclairée par le soleil levant. Des chaloupes sont là, des vedettes, des baleinières, des jonques, l'avant piqué dans le sable, débarquant des soldats et du matériel de guerre, au pied d'un immense fort dont les canons restent muets. Et c'est, sur cette plage, une confusion et une Babel comme on n'en avait jamais vu aux précédentes époques de l'histoire; à l'arrière de ces embarcations, d'où descend tant de monde, flottent pêle-mêle tous les pavillons d'Europe.
La rive est boisée de bouleaux et de saules, et, au loin, les montagnes, un peu bizarrement découpées, dressent leurs pointes dans le ciel clair. Rien que des arbres du Nord, indiquant qu'il y a dans ce pays des hivers glacés, et cependant le soleil matinal déjà brûle, les cimes là-bas sont magnifiquement violettes, la lumière rayonne comme en Provence.
Il y a de tout sur cette grève, parmi des sacs de terre qu'on y avait amoncelés pour de hâtives défenses. Il y a des cosaques, des Autrichiens, des Allemands, des midships anglais à côté de nos matelots en armes; des petits soldats du Japon, étonnants de bonne tenue militaire dans leurs nouveaux uniformes à l'européenne; des dames blondes, de la Croix-Rouge de Russie, affairées à déballer du matériel d'ambulance; des bersaglieri de Naples, ayant mis leurs plumes de coq sur leur casque colonial.
Vraiment, dans ces montagnes, dans ce soleil, dans cette limpidité de l'air, quelque chose rappelle nos côtes de la Méditerranée par les beaux matins d'automne. Mais là, tout près, une vieille construction grise sort des arbres, tourmentée, biscornue, hérissée de dragons et de monstres: une pagode. Et, sur les montagnes du fond, cette interminable ligne de remparts, qui serpente et se perd derrière les sommets, c'est la Grande Muraille de Chine, confinant à la Mandchourie.
Ces soldats, qui débarquent pieds nus dans le sable et s'interpellent gaiement en toutes les langues, ont l'air de gens qui s'amusent. Cela se nomme une «prise de possession pacifique» ce qu'ils font aujourd'hui, et on dirait quelque fête de l'universelle fusion, de l'universelle concorde,—tandis que, au contraire, non loin d'ici, du côté de Tien-Tsin et du côté de Pékin, tout est en ruine et plein de cadavres.
La nécessité d'occuper Ning-Haï, pour en faire au besoin la base de ravitaillement du corps expéditionnaire, s'était imposée aux amiraux de l'escadre internationale, et avant-hier on se préparait au combat sur tous nos navires, sachant les forts de la côte armés sérieusement; mais les Chinois d'ici, avisés par un parlementaire qu'une formidable compagnie de cuirassés apparaîtrait au lever du jour, ont préféré rendre à discrétion la place, et nous avons trouvé en arrivant le pays désert.
Le fort qui commande cette plage—et qui termine la Grande Muraille au point où elle vient aboutir à la mer—a été déclaré «international».
Les pavillons des sept nations alliées y flottent donc ensemble, rangés par ordre alphabétique, au bout de longues hampes que gardent des piquets d'honneur: Allemagne, Autriche, Grande-Bretagne, France, Italie, Japon, Russie.
On s'est partagé ensuite les autres forts disséminés sur les hauteurs d'alentour, et celui qui a été dévolu aux Français est situé à un mille environ du rivage. On y va par une route sablonneuse, bordée de bouleaux, de saules au feuillage frêle, et c'est à travers des jardins, des vergers que l'automne a jaunis en même temps que ceux de chez nous;—des vergers qui d'ailleurs ressemblent parfaitement aux nôtres, avec leurs humbles carrés de choux, leurs citrouilles et leurs alignements de salades. Les maisonnettes aussi, les maisonnettes de bois aperçues çà et là dans les arbres, imitent à peu près celles de nos villages, avec leurs toits en tuiles rondes, leurs vignes qui font guirlande, leurs petits parterres de zinnias, d'asters et de chrysanthèmes… Des campagnes qui devaient être paisibles, heureuses,—et qui, depuis deux jours, se sont dépeuplées en grande épouvante, à l'approche des envahisseurs venus d'Europe.
Par ce frais matin d'octobre, sur la route ombragée qui mène au fort des Français, les matelots et les soldats de toutes les nations se croisent et s'empressent, dans le grand amusement d'aller à la découverte, de s'ébattre en pays conquis, d'attraper des poulets, de faire main basse, dans les jardins, sur les salades et les poires. Des Russes déménagent les bouddhas et les vases dorés d'une pagode. Des Anglais ramènent à coups de bâton des boeufs capturés dans les champs. Des marins de la Dalmatie et d'autres du Japon, très camarades depuis une heure, font en compagnie leur toilette au bord d'un ruisseau. Et deux bersaglieri, qui