L'Ève future. Comte Auguste de Villiers de L'Isle-Adam

L'Ève future - Comte Auguste de Villiers de L'Isle-Adam


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n'est-ce pas dommage qu'on n'ait pas les photographies de tout ce monde-là?--Quel album!

      Et en Histoire naturelle? En paléontologie, surtout!--Il est hors de doute que nous nous faisons une idée très défectueuse du mégathérium, par exemple,--de ce pachyderme paradoxal,--et que nos conceptions du ptérodactyle, cette chauve-souris, ce chéroptère géant,--du plésiosaure, ce patriarche monstrueux des sauriens,--sont, pour ainsi dire, enfantines. Ces intéressants animaux s'ébattaient ou voletaient, cependant, leurs squelettes l'attestent, à cette place même où je rêve aujourd'hui,--et ce, voici à peine quelques centaines de siècles, moins que rien;--quatre ou cinq fois moins que l'âge du morceau de craie avec lequel je pourrais l'écrire sur une ardoise.

      La Nature a bien vite passé l'éponge de ses déluges sur ces ébauches informes, sur ces premiers cauchemars de la Vie! Que de curieuses épreuves il y aurait eu à prendre de toutes ces bêtes, cependant!--Hélas, visions disparues!

      Le physicien soupira.

      --Oui, oui, tout s'efface, en effet! reprit-il;--même les reflets sur le collodion, même les pointillés sur les feuilles d'étain. Vanité des vanités! tout est, bien décidément, vanité. Ce serait à se briser l'objectif, à se faire sauter le phonographe, à se demander--les yeux aux voûtes (purement apparentes, d'ailleurs, du ciel),--si la location de ce pan de l'Univers nous est gratuite et qui en solde le luminaire?--qui, en un mot, nous avance les frais de cette Salle si peu solide où se joue le vieux logogriphe--et, enfin, d'où l'on s'est procuré tout ces lourds décors de Temps et d'Espace, si usés, si rapiécés, auxquels personne ne croit plus.

      Quant aux mystiques, je puis leur soumettre une réflexion naïve, paradoxale, superficielle, s'ils veulent, mais singulière:--N'est-il pas attristant de penser que si Dieu, le Très-Haut, le bon Dieu, dis-je, enfin le Tout-Puissant, (lequel, de notoriété publique, est apparu à tant de gens, qui l'ont affirmé, depuis les vieux siècles,--nul ne saurait le contester sans hérésie--et dont tant de mauvais peintres et de sculpteurs médiocres s'évertuent à vulgariser de chic les prétendus traits)--oui, penser que s'Il daignait nous laisser prendre la moindre, la plus humble photographie de Lui, voire me permettre, à moi, Thomas Alva Edison, ingénieur américain, sa créature, de clicher une simple épreuve phonographique de Sa vraie Voix (car le tonnerre a bien mué, depuis Franklin), dès le lendemain il n'y aurait plus un seul athée sur la terre!

      Le grand électricien, en parlant ainsi, plaisantait sourdement l'idée, vague,--indifférente, même, selon lui,--de la réflexe et vivante spiritualité de Dieu.

      Mais, en celui qui la réfléchit, l'Idée-vive de Dieu n'apparaît qu'au degré seul où la foi du voyant peut l'évoquer. Dieu, comme toute pensée, n'est dans l'Homme que selon l'individu. Nul ne sait où commence l'Illusion, ni en quoi consiste la Réalité. Or, Dieu étant la plus sublime conception possible et toute conception n'ayant sa réalité que selon le vouloir et les yeux intellectuels particuliers à chaque vivant, il s'ensuit qu'écarter de ses pensées l'idée d'un Dieu ne signifie pas autre chose que se décapiter gratuitement l'esprit.

      En prononçant ces dernières paroles, Edison s'était arrêté dans sa marche méditative et considérait fixement les brumes lunaires sur l'herbe du parc, par l'ouverture de la grande croisée.

      --Allons!... dit Edison, défi pour défi! Puisque la Vie semble le prendre de si haut avec nous et ne daigne nous répondre que par un profond et problématique silence,--nous allons bien voir si nous ne pouvons pas l'en faire sortir!... En tous cas, nous pouvons déjà lui montrer... ce qu'Elle est devant nous.

      A ces mots, l'étrange inventeur tressaillit:--il venait d'apercevoir, dans le rayon de lune, une ombre humaine, immobile, interposée entre lui et le dehors, derrière la porte vitrée du grand parc.

      --Qui est là?... demanda-t-il très haut, dans l'obscurité,--en caressant tout doucement dans la poche de son grand sayon de soie violette, la crosse d'un court pistolet.

       Table des matières

       Table des matières

      «On eût dit que cette femme projetait son ombre

       sur le coeur de ce jeune homme.»

       Lord BYRON. Le Rêve.

      --Moi, lord Ewald,--dit une voix.

      Et l'ombre ouvrait, en parlant, la porte vitrée.

      --Ah! mon cher lord, mille pardons! répondit Edison en faisant un pas, à tâtons, vers un allumoir électrique, les chemins de fer sont si lents encore que je ne vous attendais que dans trois quarts d'heure.

      --Aussi ai-je fait surchauffer un train spécial à la dernière atmosphère du manomètre, dit la même voix, afin d'être de retour à New York ce soir.

      Trois lampes oxhydriques, entourées de globes teintés de bleu, flamboyèrent brusquement, au plafond, autour d'une sorte de foyer d'électricité rayonnante, illuminant le laboratoire d'un effet de soleil nocturne.

      Le personnage qui se tenait debout en face d'Edison était un jeune homme de vingt-sept à vingt-huit ans, de haute taille et d'une rare beauté virile.

      Il était vêtu avec une si profonde élégance qu'il eût été impossible de dire en quoi elle consistait. Les lignes de sa personne laissaient deviner des muscles d'une exceptionnelle solidité, tels que les exercices et les régates de Cambridge ou d'Oxford savent les rendre. Son visage un peu froid, mais d'un tour gracieux et sympathique, s'éclairait d'un sourire empreint de cette sorte de tristesse élevée qui décèle l'aristocratie d'un caractère. Ses traits, bien que d'une régularité grecque, attestaient par la qualité de leur finesse, une énergie de décision souveraine. De très fins et massés cheveux, une moustache et de légers favoris, d'un blond d'or fluide, ombraient la matité de neige de son teint juvénile. Ses grands yeux noblement calmes, d'un bleu pâle, sous de presque droits sourcils, se fixaient sur son interlocuteur.--A sa main sévèrement gantée de noir, il tenait un cigare éteint.

      Il sortait de son aspect cette impression que la plupart des femmes devaient, à sa vue, se sentir comme devant l'un de leurs plus séduisants dieux. Il semblait tellement beau qu'il avait naturellement l'air d'accorder une grâce à qui lui parlait. Tout d'abord on eût dit un don Juan d'une froideur insoucieuse. Mais, à l'examiner un instant, on s'apercevait qu'il portait, dans l'expression de ses yeux, cette mélancolie grave et hautaine dont l'ombre atteste toujours un désespoir.

      --Mon cher sauveur! dit chaleureusement Edison en s'avançant, les mains tendues vers l'étranger. Que de fois j'ai pensé à ce... providentiel jeune homme de la route de Boston, auquel je devais la gloire, la vie et la fortune!

      --Ah! mon cher Edison, répondit en souriant lord Ewald, je dois m'estimer, au contraire, votre obligé dans cette circonstance, puisque, par vous, je fus utile au reste de l'Humanité. Ce que vous êtes devenu le prouve. Le peu d'or auquel vous faites allusion, je pense, ne m'était, à moi, qu'insignifiant: donc, entre vos mains (surtout alors qu'il vous était nécessaire), ne se trouvait-il pas beaucoup plus légitimement placé qu'entre les miennes?--Je parle au point de vue de cet intérêt général qu'il est du plus strict devoir de toute conscience de ne jamais totalement oublier. Quels remercîments ne dois-je pas au Destin de m'avoir ménagé cette circonstance atténuante de ma fortune!--Et tenez, c'est pour vous le dire que, passant en Amérique, je me suis si empressé de vous rendre visite. Je venais vous remercier, moi,--de ce que je vous ai trouvé sur ce grand chemin de Boston.

      Et lord Ewald s'inclina, tout en serrant les mains d'Edison.

      Un peu surpris par ce discours, débité avec ce flegmatique sourire qui donnait l'idée


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