La Folle Journée ou le Mariage de Figaro. Pierre Augustin Caron de Beaumarchais
d'ennemis, l'auteur a profité d'une composition légère, ou plutôt a formé son plan de façon à y faire entrer la critique d'une foule d'abus qui désolent la société. Mais comme ce n'est pas-là ce qui gâte un ouvrage aux yeux du censeur éclairé, tous, en l'approuvant, l'ont réclamé pour le théâtre. Il a donc fallu l'y souffrir: alors les grands du monde ont vu jouer avec scandale,
Cette pièce où l'on peint un insolent valet
Disputant sans pudeur son épouse à son maître.
M. Gudin.
Oh! que j'ai de regret de n'avoir pas fait de ce sujet moral une tragédie bien sanguinaire! Mettant un poignard à la main de l'époux outragé, que je n'aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je lui aurais fait noblement poignarder le puissant vicieux; et comme il aurait vengé son honneur dans des vers quarrés, bien ronflans, et que mon jaloux, tout au moins général d'armée, aurait eu pour rival quelque tyran bien horrible et régnant au plus mal sur un peuple désolé; tout cela très-loin de nos moeurs, n'aurait, je crois, blessé personne; on eût crié bravo! ouvrage bien moral! Nous étions sauvés, moi et mon Figaro sauvage.
Mais, ne voulant qu'amuser nos Français, et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon coupable amant j'ai fait un jeune seigneur de ce temps-là, prodigue, assez galant, même un peu libertin, à peu-près comme les autres seigneurs de ce temps-là. Mais qu'oserait-on dire au théâtre d'un seigneur, sans les offenser tous, sinon de lui reprocher son trop de galanterie? N'est-ce pas-là le défaut le moins contesté par eux-mêmes? J'en vois beaucoup d'ici rougir modestement, (et c'est un noble effort) en convenant que j'ai raison.
Voulant donc faire le mien coupable, j'ai eu le respect généreux de ne lui prêter aucun des vices du peuple. Direz-vous que je ne le pouvais pas, que c'eût été blesser toutes les vraisemblances? Concluez donc en faveur de ma pièce, puisqu'enfin je ne l'ai pas fait.
Le défaut même dont je l'accuse n'aurait produit aucun mouvement comique, si je ne lui avais gaiement opposé l'homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui, tout en défendant Suzanne, sa propriété, se moque des projets de son maître, et s'indigne très-plaisamment qu'il ose joûter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d'escrime.
Ainsi, d'une lutte assez vive entre l'abus de la puissance, l'oubli des principes, la prodigalité, l'occasion, tout ce que la séduction a de plus entraînant; et le feu, l'esprit, les ressources que l'infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque, il naît dans ma pièce un jeu plaisant d'intrigue, où l'époux suborneur, contrarié, lassé, harrassé, toujours arrêté dans ses vues, est obligé trois fois dans cette journée de tomber aux pieds de sa femme, qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner: c'est ce qu'elles font toujours. Qu'a donc cette moralité de blâmable, Messieurs?
La trouvez-vous un peu badine pour le ton grave que je prends? accueillez-en une plus sévère qui blesse vos yeux dans l'ouvrage, quoique vous ne l'y cherchiez pas: c'est qu'un seigneur assez vicieux pour vouloir prostituer à ses caprices tout ce qui lui est subordonné, pour se jouer, dans ses domaines, de la pudicité de toutes ses jeunes vassales, doit finir, comme celui-ci, par être la risée de ses valets. Et c'est ce que l'auteur a très-fortement prononcé, lorsqu'en fureur au cinquième acte, Almaviva, croyant confondre une femme infidelle, montre à son jardinier un cabinet en lui criant: Entres-y toi, Antonio; conduis devant son juge l'infame qui m'a déshonoré; et que celui-ci répond: Il y a, parguenne, une bonne Providence! Vous en avez tant fait dans le pays, qu'il faut bien aussi qu'à votre tour!...
Cette profonde moralité se fait sentir dans tout l'ouvrage; et s'il convenait à l'auteur de démontrer aux adversaires qu'à travers sa forte leçon il a porté la considération pour la dignité du coupable, plus loin qu'on ne devait l'attendre de la fermeté de son pinceau, je leur ferais remarquer que, croisé dans tous ses projets, le comte Almaviva se voit toujours humilié, sans être jamais avili.
En effet, si la Comtesse usait de ruse pour aveugler sa jalousie, dans le dessein de le trahir; devenue coupable elle-même, elle ne pourrait mettre à ses pieds son époux, sans le dégrader à nos yeux. La vicieuse intention de l'épouse brisant un lien respecté, l'on reprocherait justement à l'auteur d'avoir tracé des moeurs blâmables; car nos jugemens sur les moeurs se rapportent toujours aux femmes: on n'estime pas assez les hommes pour tant exiger d'eux sur ce point délicat. Mais, loin qu'elle ait ce vil projet, ce qu'il y a de mieux établi dans l'ouvrage est que nul ne veut faire une tromperie au Comte, mais seulement l'empêcher d'en faire à tout le monde. C'est la pureté des motifs qui sauve ici les moyens du reproche: et de cela seul, que la Comtesse ne veut que ramener son mari, toutes les confusions qu'il éprouve sont certainement très-morales; aucune n'est avilissante.
Pour que cette vérité vous frappe davantage, l'auteur oppose à ce mari peu délicat la plus vertueuse des femmes par goût et par principes.
Abandonnée d'un époux trop aimé, quand l'expose-t-on à vos regards? dans le moment critique où sa bienveillance pour un aimable enfant, son filleul, peut devenir un goût dangereux, si elle permet au ressentiment qui l'appuie de prendre trop d'empire sur elle. C'est pour faire mieux sortir l'amour vrai du devoir, que l'auteur la met un moment aux prises avec un goût naissant qui le combat. Oh! combien on s'est étayé de ce léger mouvement dramatique, pour nous accuser d'indécence! On accorde à la tragédie que toutes les reines, les princesses aient des passions bien allumées qu'elles combattent plus ou moins; et l'on ne souffre pas que dans la comédie une femme ordinaire puisse lutter contre la moindre faiblesse. O grande influence de l'affiche! jugement sûr et conséquent! avec la différence du genre, on blâme ici ce qu'on approuvait là. Et cependant en ces deux cas c'est toujours le même principe; point de vertu sans sacrifice.
J'ose en appeler à vous, jeunes infortunées, que votre malheur attache à des Almaviva! Distingueriez-vous toujours votre vertu de vos chagrins, si quelqu'intérêt importun, tendant trop à les dissiper, ne vous avertissait enfin qu'il est temps de combattre pour elle? Le chagrin de perdre un mari n'est pas ici ce qui nous touche; un regret aussi personnel est trop loin d'être une vertu! Ce qui nous plaît dans la Comtesse, c'est de la voir lutter franchement contre un goût naissant qu'elle blâme, et des ressentimens légitimes. Les efforts qu'elle fait alors pour ramener son infidèle époux, mettant dans le plus heureux jour les deux sacrifices pénibles de son goût et de sa colère, on n'a nul besoin d'y penser pour applaudir à son triomphe; elle est un modèle de vertu, l'exemple de son sexe, et l'amour du nôtre.
Si cette métaphysique de l'honnêteté des scènes, si ce principe avoué de toute décence théâtrale n'a point frappé nos juges à la représentation, c'est vainement que j'en étendrais ici le développement, les conséquences; un tribunal d'iniquité n'écoute point les défenses de l'accusé qu'il est chargé de perdre; et ma Comtesse n'est point traduite au parlement de la nation: c'est une commission qui la juge.
On a vu la légère esquisse de son aimable caractère dans la charmante pièce d'Heureusement. Le goût naissant que la jeune femme éprouve pour son petit cousin l'officier, n'y parut blâmable à personne, quoique la tournure des scènes pût laisser à penser que la soirée eût fini d'autre manière, si l'époux ne fût pas rentré; comme dit l'auteur, heureusement. Heureusement aussi l'on n'avait pas le projet de calomnier cet auteur: chacun se livra de bonne foi à ce doux intérêt qu'inspire une jeune femme honnête et sensible, qui réprime ses premiers goûts: et notez que dans cette pièce l'époux ne paraît qu'un peu sot; dans la mienne, il est infidèle; ma Comtesse a plus de mérite.
Aussi, dans l'ouvrage que je défends, le plus véritable intérêt se porte-t-il sur la Comtesse: le reste est dans le même esprit.
Pourquoi Suzanne la camariste, spirituelle, adroite et rieuse, a-t-elle aussi le droit de nous intéresser? C'est qu'attaquée par un séducteur puissant, avec plus d'avantage qu'il n'en faudrait pour vaincre une fille de son état, elle n'hésite pas à confier les intentions du Comte aux deux personnes les plus intéressées à bien surveiller sa conduite, sa maîtresse et son fiancé; c'est