La monadologie (1909) avec étude et notes de Clodius Piat. Gottfried Wilhelm Freiherr von Leibniz
l'intelligence divine, et que par là même la multitude des nombres constitue un véritable infini[64].» C'est donc bien que le concept d'une série illimitée n'a rien qui répugne aux lois de la raison, et qu'en conséquence sa réalisation n'y répugne pas non plus.
[Note 62: Lettres au R. P. Mersenne, 15 avril 1630, Ed. Cousin.]
[Note 63: Lettre XV, t. III, Ed. Charpentier, Paris.]
[Note 64: LEIBNIZ, Lettre II au P. des Bosses, p. 435b-436a.]
C) Communication des substances.—Il n'existe aucune influence dynamique entre les monades. Absolument fermées et dépourvues de surfaces, piquées en quelque sorte dans le vide infini, comme des étoiles qui n'auraient de la lumière et de la grandeur qu'au dedans, les monades demeurent incapables par nature et d'agir au dehors et d'en recevoir une action quelconque. Par là même aussi, les monades n'ont aucune influence dynamique sur les corps, tels qu'ils existent en soi, indépendamment de toute pensée. Car les corps envisagés de ce point de vue ne sont eux-mêmes que des agrégats de monades.
Et cette dernière conclusion ne se fonde pas seulement sur la métaphysique; on en trouve également la preuve dans les principes de la mécanique.
«M. Descartes, dit Leibniz, a voulu capituler et faire dépendre de l'âme une partie de l'action du corps. Il croyait savoir une règle de la nature, qui porte, selon lui, que la même quantité de mouvement se conserve dans les corps. Il n'a pas jugé possible que l'influence de l'âme violât cette loi des corps; mais il a cru que l'âme pourrait pourtant avoir le pouvoir de changer la direction des mouvements qui se font dans le corps; à peu près comme un cavalier, quoiqu'il ne donne point de force au cheval qu'il monte, ne laisse pas de le gouverner en dirigeant cette force du côté que bon lui semble[65].» Mais «on a découvert deux vérités importantes sur ce sujet, depuis M. Descartes: la première est que la quantité de la force absolue qui se conserve, en effet, est différente de la quantité de mouvement, comme je l'ai démontré ailleurs»: ce qu'il y a de permanent dans l'univers, ce n'est pas mv, le produit de la masse par la vitesse; mais mv2, le produit de la masse par le carré de la vitesse. «La seconde découverte est qu'il se conserve encore la même direction dans tous les corps ensemble qu'on suppose agir entre eux, de quelque manière qu'ils se choquent[66].» «Il existe toujours la même direction totale dans la matière[67].» Et de là deux corollaires qui modifient la conception trop aprioriste de Descartes. Changer la direction d'un mouvement, c'est produire un surplus de force vive. Or la chose est impossible, puisque la quantité de force vive ne change pas. De plus, changer la direction d'un mouvement, c'est influer sur la direction totale des corps. Et cela ne se peut pas davantage, vu que cette direction ne souffre point de variation. Ainsi l'âme ne saurait «agir physiquement sur le corps», «sans un dérangement entier des lois de la nature».
[Note 65: LEIBNIZ, Théod., p. 519b, 60.]
[Note 66: Ibid., p. 520a, 61.]
[Note 67: LEIBNIZ, Monadol., p. 711b, 80.]
Encore une fois, il faut sortir du mécanisme pour l'expliquer. Il n'y a pas de «communication» directe des substances entre elles. Et, par conséquent, l'on ne peut rendre compte de leurs rapports qu'en s'élevant de la cause efficiente à la cause finale. Mais comment concevoir l'action de cette dernière cause? Est-ce Malebranche qui a raison? Et le système des causes occasionnelles donnerait-il la vraie solution du problème?
Malebranche a bien vu que les êtres créés ne peuvent avoir entre eux des relations dynamiques. Mais sa théorie n'en demeure pas moins sujette à deux objections, qui la rendent inadmissible. Elle veut, en effet, que le cours des phénomènes qui forment le monde ne soit qu'un tissu de miracles[68]. Or c'est là une extrémité à laquelle il semble difficile de se tenir. S'il y a des lois naturelles,—et la chose n'est pas douteuse,—il faut aussi qu'il y ait des agents naturels: il faut qu'entre la Cause première et les faits ordinaires s'interposent des causes secondes. Ou Dieu n'a pas le monopole de l'activité, ou il n'existe point de nature[69]. «Il est bon, d'ailleurs, qu'on prenne garde qu'en confondant les substances avec les accidents, en ôtant l'action aux substances créées, on ne tombe dans le spinosisme, qui est un cartésianisme outré. Ce qui n'agit point ne mérite point le nom de substance; si les accidents ne sont point distingués des substances; si la substance créée est un être successif, comme le mouvement; si elle ne dure pas au-delà d'un moment, et ne se trouve pas la même (durant quelque partie assignable du temps), non plus que ses accidents; si elle n'opère point, non plus qu'une figure mathématique ou qu'un nombre; pourquoi ne dira-t-on pas, comme Spinosa, que Dieu est la seule substance et que les créatures ne sont que des accidents ou des modifications[70]?»
[Note 68: LEIBNIZ, Théod., p. 606b, 353 et 607a, 355; Examen des principes de Malebranche, p. 695.]
[Note 69: LEIBNIZ, _Théod., _p. 607a-607b, 355.]
[Note 70: LEIBNIZ, Théod., p. 617b, 393.]
Le P. Malebranche exagère, et de la façon la plus dangereuse, le souverain domaine de Dieu; son surnaturalisme contredit les données de l'expérience et mène tout droit au panthéisme. Il faut donc «supposer l'établissement d'un autre ordre». Et cet ordre, voici quel il doit être.
Il n'existe, comme on l'a déjà vu, «aucune communication physique» entre les substances créées[71]. Les monades portent en leur fond «une spontanéité merveilleuse», qui est le principe unique de tous leurs changements[72]: «Il y a une suffisance (αίτάρκεια) qui les rend sources de leurs actions internes et pour ainsi dire des automates incorporels[73].»
[Note 71: Ibid., p. 519b, 59.]
[Note 72: Ibid.]
[Note 73: LEIBNIZ, Monadol., p. 706b, 19.]
Bien que physiquement indépendantes, les monades exercent les unes sur les autres une influence idéale qui en fait le mieux ordonné et par là même le meilleur et le plus beau des mondes possibles.
D'abord, elles convergent toutes vers un seul et même objet externe: elles sont toutes, quoiqu'à des degrés différents, «des images de l'univers», «des centres qui expriment une conférence infinie[74]».
[Note 74: LEIBNIZ, Réplique aux réflexions de Bayle, p. 187a.]
De plus, Dieu, qui est sagesse et bonté, a préformé les monades de manière à ce qu'il y ait une correspondance constante entre les changements qui se produisent dans l'intérieur des unes et les changements qui se produisent dans l'intérieur des autres: il existe entre les monades une harmonie préétablie, analogue à celle de deux horloges parfaitement réglées et qui, au même moment, sonneraient toujours la même heure[75]. Supposé, par exemple, qu'une pierre vienne à tomber sur le pied d'un homme. On dit ordinairement que la chute de la pierre produit la contusion qui la suit, et qu'à son tour cette contusion produit elle-même la douleur qui l'accompagne. On dit également que les parties de la pierre et celles de l'organe atteint s'actionnent les unes les autres par leurs surfaces. Mais ce langage ne vise que les apparences; ce langage est d'ordre purement phénoménal. Le vrai, c'est que, à l'occasion de la chute de la pierre, l'agrégat des monades qui constituent l'organe éprouve de lui-même ce qu'on appelle une contusion; et que, à l'occasion de cet état pathologique, la monade dominante qui souffre, tire de son propre fond sa sensation de souffrance. Le vrai aussi, c'est qu'il n'y a qu'une simple concomitance soit entre les états des monades qui composent la pierre, soit entre les états des monades qui composent le pied. Ainsi des autres cas de causation externe, de quelque nature qu'ils puissent être. Tout s'enchaîne, mais non directement: tout s'ordonne et sympathise dans la nature «par l'intervention de Dieu, en tant que dans les idées de Dieu une monade demande avec raison que Dieu, en réglant les autres dès le commencement des choses, ait égard à elle[76]».
[Note 75: LEIBNIZ, Second éclaircissement du système de la com. des subst., p. 133; Syst. nouv. de la nature, p. 127, 14-15; Réponse aux réflexions de Bayle, p. 185-186; Théod., p. 477a et p. 519b, 58; _Lettre