Le lys noir. Jules de Gastyne
le prétendant qui aspirait à la main de sa petite-fille, ce chef-d'oeuvre de toutes les grâces et de toutes les vertus. Je savais cela…. Je savais combien il me serait difficile, avec mon passé, d'être agréé de madame de Frémilly, et je voulais commencer par conquérir la jeune fille, qui se tiendrait moins sur ses gardes que la grand'mère, et qui plaiderait ensuite ma cause auprès d'elle…. C'est ce qui arriva…. J'eus le bonheur d'être remarqué de Laurence, de lui plaire et d'être aimé d'elle, car je suis aimé, j'en suis sûr … je puis le dire sans fatuité…. Un jour enfin—jour que j'avais jusqu'ici considéré comme le plus beau, le plus triomphant jour de ma vie—je fus admis chez madame la douairière de Frémilly…. Laurence avait dû parler de moi…. A partir de ce jour, je ne vécus plus que pour Laurence…. Je n'avais de joie que lorsque j'étais près d'elle…. Et quand je la quittais, je ne pensais qu'au moment où je reviendrais.
—On dit que c'est ça le véritable amour, fit Mareuil, l'air sceptique.
—Ah! continua Jacques sans prendre garde à l'interruption ironique de son ami, quelles heures j'ai passées alors … quelles journées!… Je ne croyais pas qu'il fût possible ici-bas d'être si heureux…. Quand je franchissais la porte du petit salon où Laurence et sa grand'mère se tenaient d'ordinaire, deux yeux qui avaient pour moi l'éclat de belles fleurs épanouies m'accueillaient en me souriant, et il me semblait que c'était le paradis même qui s'ouvrait pour moi.
—Oui … oui … fit Mareuil, indifférent…. C'est très joli … je ne dis pas….
—Je m'asseyais … poursuivit de Brécourt, sur un petit tabouret … près de Laurence, à quelques pas de la grand'mère … et pendant qu'elle brodait, je la regardais, je la regardais, et j'étais heureux! Nous ne parlions guère…. Quels mots auraient pu exprimer ce que je ressentais?
—Bref, fit Mareuil, que ces détails paraissaient amuser médiocrement … vous vous aimiez….
—Comme on n'a peut-être pas aimé encore.
—Tous les amoureux disent la même chose.
—Oui. Mais cela n'a peut-être jamais été plus vrai que pour nous deux.
—Plusieurs semaines se passèrent ainsi, reprit Jacques, et un soir, quand Laurence se fut retirée, madame de Frémilly, qui m'avait fait un léger signe de tête pour m'indiquer de rester, me dit:
—Vous aimez ma petite-fille, monsieur de Brécourt?
—De toute mon âme, madame, répondis-je.
—Vous ne lui êtes pas indifférent.
—Oh! madame!
J'aurais voulu, pour cette parole, qui en disait pour moi plus qu'elle n'en avait l'air, qui m'indiquait que j'étais parvenu à conquérir la sympathie—sinon l'amour de Laurence, je n'osais pas espérer, encore un pareil bonheur—j'aurais voulu, dis-je, pour cette parole, qui mettait en moi la belle fleur de l'espérance, j'aurais voulu saisir les mains de la douairière, les couvrir de baisers et de caresses. Je n'osai pas. J'étais si ému, si transporté, que je n'avais trouvé d'autre parole que cette exclamation: «Oh! madame!» qui n'était pas, comme tu le vois, bien compromettante.
Mareuil se mit à sourire.
—Comme vous êtes drôles, vous, les amoureux! Vous pensez des choses!
Et l'air un peu supérieur, comme pris de pitié pour l'enthousiasme de son ami, qu'il considérait sans doute comme une faiblesse, il lança vers le ciel plusieurs bouffées de fumée.
—Madame de Frémilly, reprit Jacques de Brécourt, trouva sans doute l'expression de ma physionomie plus expressive que toutes les paroles que j'aurais pu dire pour tâcher de dépeindre mon bonheur. Elle en parut satisfaite, car cela lui démontrait que l'amour que j'avais pour Laurence était profond, sincère.
Elle poursuivit:
—Non, vous ne lui êtes pas indifférent.
Mais elle s'empressa d'ajouter, comme pour corriger sa phrase, qu'elle trouvait encore sans doute trop expressive:
—Elle ne me l'a pas dit…. Mais j'ai cru m'en apercevoir, et c'est d'après mes observations que je parle.
—Oh! madame! m'écriai-je, puissiez-vous ne pas vous être trompée!
Elle sourit de mon exaltation.
Et elle ajouta finement:
—Franchement, je ne le crois pas.
C'était un aveu.
J'étais aimé! Laurence m'aimait! Et elle l'avait dit! Juge de mon bonheur, de mes transports. J'étais fou!
—Je m'en aperçois, fit Mareuil, tu l'es encore.
—Hélas! c'est de douleur maintenant, fit le pauvre Jacques.
Et des larmes montèrent à ses yeux.
Il les refoula pour dire:
—Mais je continue…. Nous arriverons assez vite à la catastrophe, à la catastrophe inattendue, inouïe, qui a changé en deuil toutes mes joies, qui brise mon bonheur, mon avenir, ma vie!… Mais ce soir-là, je ne prévoyais pas un tel dénouement.. J'étais tout à mes espérances, à mes transports insensés…. J'attendais avec anxiété que madame de Frémilly s'expliquât … me dit où elle en voulait venir, ce qu'elle avait résolu.
Elle ne me fit pas attendre longtemps.
—Vous savez, me dit-elle, combien j'aime ma petite-fille?
—Qui ne l'aimerait pas? m'écriai-je.
—Depuis qu'elle vit, poursuivit-elle, je n'ai pas eu d'autre pensée que son bonheur. Il ne m'était resté sur terre que cette affection, toutes les autres m'ayant été enlevées successivement par la mort impitoyable…. Je n'ai plus vécu que pour Laurence, qui représentait tout pour moi ici-bas.
—Je le sais, madame, dis-je, et je vous ai enviée bien des fois de pouvoir ainsi lui consacrer toutes les heures de votre vie.
—C'est vous dire, fit-elle, avec quelle appréhension je remettrai à d'autres mains le soin d'une félicité si précieuse.
—Oh! madame, m'écriai-je, personne ne la cultivera comme moi, cette félicité, que je serais si heureux de voir s'épanouir et grandir au soleil de mon amour!
—Je vous crois, me dit-elle…. Je crois que vous êtes sincère … que vous aimez vraiment Laurence, et comme elle doit être aimée. Mais les hommes sont faibles…. L'amour peut endormir pour un temps leurs passions, qui reprennent ensuite, plus impérieuses et plus violentes.
—Je n'en ai plus d'autres au coeur, affirmai-je, que l'amour de
Laurence.
—Pour le moment.
—Pour toujours!
—J'ai pris sur vous des renseignements….
Comme j'avais eu un geste involontaire, elle ajouta aussitôt:
—Non pas sur votre fortune…. La question d'argent ne me préoccupe guère…. Vous seriez pauvre, que je vous donnerais Laurence, si j'étais persuadée qu'elle trouverait près de vous le bonheur…. Mais sur votre passé….
—Oh! madame, fis-je, j'ai fait bien des folies….
—De grandes folies, dit-elle.
—Je ne connaissais pas Laurence…. J'y ai renoncé.
—Je le sais, me déclara-t-elle…. Depuis quelque temps votre conduite est assez exemplaire…. Sans cela, je ne vous aurais pas ouvert la porte de ma maison.
—Sans savoir, dis-je, si je plairais à mademoiselle de Frémilly, si je serais agréé par elle, j'avais rompu avec toutes mes connaissances, toutes mes amitiés, trouvant dans l'amour qui me possédait