Chevalier de Mornac: Chronique de la Nouvelle-France (1664). Joseph Marmette

Chevalier de Mornac: Chronique de la Nouvelle-France (1664) - Joseph Marmette


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en outre si lentement qu'elle ne pouvait fournir des défenseurs suffisamment nombreux pour tenir tête aux Iroquois. Il eut fallu leur opposer un corps de troupes assez imposant, et c'est à peine s'il y avait au Canada une centaine de soldats, dispersés dans les différents postes. Depuis longtemps les gouverneurs et les jésuites demandaient à grands cris des secours. Mais leurs supplications allaient mourir sans résultat par delà l'Océan.

      De prime-abord, cette indifférence de la mère-patrie doit sembler inexcusable; mais lorsqu'on se transporte de l'autre côte de l'Atlantique pour jeter un coup-d'oeil sur les tumultueux évènements qui bouleversaient alors le royaume de France, on s'explique cette apathie.

      La mort du cardinal Richelieu, arrivée en 1642, bientôt suivie de celle de Louis XIII, les désordres civils qui signalèrent la régence d'Anne-d'Autriche, les troubles de la Fronde, la bataille qui avait fait rage aux portes de Paris, la confusion de laquelle le royaume entier était en proie, tout cet éclat d'armes et de discordes qui remplissait la France étouffait sans peine le faible bruit des quelques voix qui s'élevaient en faveur du Canada. Si les particuliers, qu'enveloppait la guerre civile, ne songeaient point à la Nouvelle-France, comment Mazarin, à qui les factieux en voulaient surtout, aurait-il pu s'occuper d'une colonie naissante et perdue au delà des mers? Ce ministre n'avait eu déjà que trop de peine se maintenir entre la turbulence du Parlement et les prétentions du grand Condé, à venir jusqu'en 1653. Ensuite, il s'était trouvé tout absorbé par le soin de pousser la guerre contre les Espagnols, commandés par Condé mécontent. La bataille des Dunes, livrée près de Dunkerque par Turenne à ces derniers, avait laissé la victoire définitive aux troupes françaises et anglaises, alliées contre l'Espagne, à laquelle Dunkerque fut immédiatement enlevée pour être remise aux Anglais, suivant les conventions antérieures arrêtées entre Cromwell et Mazarin. La guerre ainsi heureusement terminée, le cardinal, en digne élève de Richelieu, trouva que le meilleur moyen d'assurer la durée de la paix était de marier Louis XIV avec l'infante Marie-Thérèse d'Espagne. Les négociations qu'il lui fallut entreprendre à cet effet et mener à bonne fin, précédèrent de plusieurs mois l'union du roi de France avec l'infante. Ce mariage diplomatique fut célébré en 1660.

      Mazarin étant mort l'année suivante, Louis XIV avait pris aussitôt le sceptre d'une main ferme, bien décidé de régner par lui-même et de maintenir la tranquillité intérieure, ainsi que d'augmenter la prospérité du royaume, tout en le faisant respecter et en l'agrandissant au dehors.

      Mazarin, qui avait trop songé à remplir ses propres coffres—il possédait à sa mort près de deux cent millions—avait laissé les finances dans un état déplorable; mais grâce à l'administration sage et vigoureuse de Colbert, le trésor public fut si tôt rempli que, dès 1663, Louis XIV pouvait racheter des Anglais Dunkerque, qu'il s'empressa de fortifier.

      Le même Colbert, si entendu à l'administration intérieure, savait aussi tout le bénéfice qu'on pouvait attendre des colonies. L'Espagne en était un frappant exemple, elle qui, depuis plus d'un siècle, entretenait la guerre contre toute l'Europe, grâce aux immenses ressources que l'ingrate patrie adoptive de Colomb tirait de l'Amérique.

      Aussi la Nouvelle-France attira-t-elle tout d'abord l'attention de

       Colbert, qui, la voyant dépérir entre les mains de la compagnie des

       Cent-Associés, se hâta de placer la colonie plus immédiatement sous le

       contrôle de l'autorité royale.

      Par un édit du roi, de 1664, le Canada fut cédé à la compagnie des Indes-Occidentales. En même temps, Louis XIV nommait le marquis de Tracy Vice-Roi de toutes les possessions françaises en Amérique, M. de Courcelles, gouverneur du Canada et M. Talon, intendant. Le choix était des plus judicieux. Il ne fallait rien moins que la réunion de ces trois hommes de talents et d'énergie pour arrêter la colonie sur le penchant de sa ruine et la relever par un habile et puissant effort.

      Pour seconder les vues de ces hommes éclairés, le régiment de Carignan, composé de vingt-quatre compagnies, fut mis à leur disposition. La petite flotte, sur laquelle on embarqua les troupes fut aussi chargée d'un grand nombre de familles de cultivateurs et d'artisans, amenant des boeufs, des moutons et les premiers chevaux qui aient été vus en Canada. [1] Soldats, marchands, colons, tous comptés, formaient plus de deux mille âmes, c'est-à-dire une population presque aussi considérable que celle déjà résidante en la Nouvelle-France.

      [Note 1: Les colons de la Nouvelle-France, pour témoigner leur gratitude à M. de Montmagny, avaient cependant fait présent d'un cheval à ce gouverneur, assez longtemps avant cette époque.]

      Tous ces secours n'arrivèrent pourtant qu'en 1665 à Québec. La colonie était sauvée.

      Mais mon but n'est pas de m'arrêter d'une manière spéciale sur la période de progrès qui allait succéder à un état d'affaissement si prolongé. Bien que je doive indiquer cette heureuse renaissance au dénouement de l'action de cette oeuvre, j'ai voulu surtout décrire, dans les pages suivantes, les périls, les angoisses, les terreurs et les drames qui marquaient chaque journée des hardis pionniers, nos admirables aïeux. Ce que je veux peindre c'est cette vie d'alarmes d'embûches et de luttes terribles dont est toute remplie l'héroïque époque qui précéda l'arrivée du régiment de Carignan; les craintes des habitants des villes, les incessants dangers du colon isolé dans les campagnes et souvent hors de la portée de tout secours; puis, à côté de cette existence parsemée d'épouvante, mais que rendaient cependant supportable encore certaines jouissances de la civilisation, les moeurs ou plutôt les coutumes barbares des tribus iroquoises; les marches forcées et pénibles de leurs prisonniers de guerre; les malheurs et la dispersion de la nation huronne; les tortures des captifs, leurs souffrances dans les villages Iroquois; les longues nuits d'insomnie sous les wigwams enfumés, les raffinements de cruauté des vainqueurs sur leurs prisonniers sauvages ou blancs; l'admirable courage de ces derniers au milieu de souffrances, de tourments inouïs; enfin la marche stoïque de la civilisation contre la barbarie aux abois: et, pour adoucir les sombres couleurs d'un pareil tableau, l'insoucieuse gaîté gauloise, accompagnée d'un amour pur, fine fleur de chevalerie française aux parfums pénétrants et salutaires comme l'image de Béatrix que Dante emporte en son âme pour mieux endurer la vue des horreurs de l'enfer.

       Table des matières

      L'ARRIVÉE

      Le soleil s'élançait, tout resplendissant, au-dessus de la cime boisée des falaises de la Pointe-Lévi. Ses traits de feu trouaient l'humide manteau de vapeurs qui tombait des épaules du roc géant de Stadaconna et s'en allait effleurer de ses franges ouatées les eaux du grand fleuve, encore endormi aux pieds de la ville de Champlain. Secoué par la brise du matin, le brouillard commençait à se disperser dans l'air, où ses lambeaux se dissipaient avec les dernières ombres de la nuit.

      C'était le matin du 18 septembre de l'an de grâce 1664, qui s'annonçait si radieux à la petite ville de Québec.

      Là-bas, entre l'extrémité de la Pointe-Lévi et le flanc onduleux de la belle Île d'Orléans, aux feuillages rougis par l'automne, les trois voiles blanches d'un vaisseau semblaient planer dans l'espace. Quelques flocons de brume qui roulaient encore en se jouant, sur la crête de petites vagues qu'un léger vent de nord-est commençait à soulever sur le fleuve, enveloppaient le corps du navire, dont les voiles, seules en vue, se rapprochaient graduellement de la ville comme celles d'un vaisseau fantôme.

      Bientôt, les victorieux rayons du soleil balayèrent devant eux ces restes de brouillard, qui disparurent en un instant, comme les traînards de l'arrière-garde d'une armée vaincue, sous la dernière volée de mitraille des vainqueurs.

      Le trois-mâts apparut alors en entier, sa voilure coquettement inclinée à bâbord, tandis qu'un bouillonnement de blanche écume dansait gaîment au-devant de la proue du vaisseau; car la brise fraîchissait du large.

      Or,


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