Le possédé: étude passionnelle. Camille Lemonnier

Le possédé: étude passionnelle - Camille Lemonnier


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      À peine ces mots émis, il sentit les torts graves qu'il s'octroyait. «Mais, pensa-t-il, ce n'est pas cela que je voulais dire. Voilà que je vais au-devant de ses reproches.» Le sang lui monta à la tête: il lui eût dit des injures.

      —D'ailleurs, en voilà assez, je crois, énonça-t-il sur un ton bref qui la congédiait, en jouissant de la fermeté de cette parole.

      Un mouvement enfin rompait sa noire immobilité sur la nuit plus épaisse.

      —Je ne sais pas de quels torts vous voulez parler, protesta-t-elle négligemment. J'étais montée seulement dire à M. le président que quelqu'un en bas désirait lui parler.

      —Ah! quelqu'un? Vraiment, quelqu'un me demande?

      Sa voix avait perdu toute autorité; elle chevrotait péniblement sur un diapason insolite. La conscience de ce trouble phonétique le tourmentait encore que déjà la porte du cabinet s'était refermée sans bruit,—sans plus de bruit qu'en s'ouvrant,—sur les nocturnes lys (les noirs lys d'un soir au bord d'une eau morne), les lys des yeux de cette fille, reprise à son indifférence un peu hautaine et dédaigneuse.

      Le président alluma une bougie. Il avait égaré parmi ses dossiers sa calotte.

      —En effet, se confirma-t-il, en suspendant ses recherches, c'étaient là des yeux tout à fait extraordinaires... Des lampes en une chapelle... Des lys au bord du soir d'une eau... Ah! impératifs, commandant le renoncement à tout espoir... Prophétiques yeux au fond desquels s'érige l'appréhension des croix... Yeux chargés de la rancune des opprobres impardonnés... Yeux vengeurs de l'éternelle humiliation de la femme... Après tout, qu'importe? conclut-il. C'est une impertinente. Il y a une manière de regarder les gens qui les met dans leur tort.

      Enfin il récupérait sa coiffure. Au parloir, un homme se jetait à ses pieds, et à travers des larmes, bégayait:

      —Ah! monsieur, jamais je n'oublierai....

      Un pauvre diable, le frère d'une des bonnes de la maison, qui surprenait une nuit sa femme avec un amant et la tuait. Lépervié, aux assises, visitait les principaux jurés et leur arrachait l'acquittement.

      —Bien! bien! dit-il en riant; mais n'allez pas recommencer.

      Un matin Lépervié s'éveilla, lénifié par les visions d'un songe folâtre. Il n'avait pas répudié l'ancestrale et honnête coutume du sommeil en commun dans l'ampleur du lit conjugal. Celui-ci, par ses dimensions exceptionnelles, mais que justifiait l'embonpoint maladif de Mme Lépervié, évoquait une très vaste berline de poste, où une famille aurait pu voyager à l'aise. Depuis bientôt dix-neuf ans, cette couche monumentale abritait leurs tendresses d'époux sans reproche, insensiblement dérivés, après une assez longue ferveur, vers une normale et quiète affection. Une sécurité mutuelle faisait le fond de leur vie.

      D'abord le président ne se remémora que très imparfaitement les importunes sensations des jours antérieurs. Son lever s'effectua bénin, dans une paix d'esprit légère, sur laquelle influaient encore, à son insu, les illusions de ce rêve aimable, que malheureusement il avait oublié.—«Peut-être aussi, pensait-il, la maturité hâtive de mon coryza n'est-elle pas sans effet sur ces dispositions favorables.» Des inhalations résignées d'alcali, de réitérées fumigations de fleur de sureau, d'autres remèdes congruents avaient graduellement désagrégé les banquises de sérosités amoncelées dans la région de l'encéphale.

      Mme Lépervié, généralement, demeurait couchée jusqu'à dix heures. Un peu redressée dans ses oreillers, elle déjeunait d'une tasse de chocolat; puis Paule et Guy, un instant s'attardaient à l'embrasser—(Guy prêt à partir pour ses cours),—et, ensuite, lentement, avec cette grâce de nonchaloir qui amollissait d'une ombre de regret tous ses mouvements, elle passait son peignoir et se résignait à la peine de traîner son corps.

      Vers midi, Rakma, pendant que Paule, dans le cabinet voisin, recordait à mi-voix une leçon d'anglais ou d'allemand, entrait lui faire une lecture. Et de nouveau, les heures pesantes de l'après-midi l'accablaient, étendue sur le divan, les mains distraites par un travail de tapisserie, grignotant des pralines, écoutant un peu de lecture encore ou attentive à stimuler Paule qui, assise à un bout de la table, obtenait de finir sa journée d'études auprès d'elle. Malgré son apathie, un charme de distinction soulignait, en cette femme d'une bonté vraiment miséricordieuse, une âme sans fêlures, insoupçonneuse du mal, et comme la continue fraîcheur de cette virginité intérieure qui, chez les personnes éteintes au penser de la chair, résoud l'inquiétude des sens.

      Matinal, Lépervié, lui, dépêchait dans son cabinet un sommaire repas, lisait ses journaux, décachetait sa correspondance, puis sa barbe faite, s'habillait et partait pour le Palais. Depuis trois ans, il présidait la Chambre des divorces; on appréciait ses mérites de magistrat intègre et ponctuel.

      Un peu isolé entre ses assesseurs, ses mains très soignées en des manchettes à boutons d'or sortant des vastes manches noires retroussées de sa robe, la face large et légèrement rosée aux joues entre le frisottement des côtelettes comme nuées d'une fine cendre—et droit, enclin à la solennité, les plis de sa bouche grasse, diserte, mouillée de paroles, rappelant certaines bouches pulpeuses de prédicateurs,—il était admiré pour le port de son haut front, la netteté de la raie qui partageait ses cheveux châtain, lissés de cosmétique et avivés d'un frottis de teinture, la dignité grave de sa démarche à laquelle ne messeyait pas un moyen empâtement.

      Ce matin-là, selon sa coutume, Lépervié appuya un amical baiser aux joues de Lydie, encore assoupie, endossa la robe de chambre quadrillée qui, même dans l'intimité, lui gardait, avec ses droites cassures allongées jusqu'aux pantoufles, un profil majestueux, et les cheveux rebroussés par un rapide coup de brosse, ouvrit la porte de la chambre à coucher pour gagner son cabinet. Mais, comme il descendait les premières marches, une longue et mince silhouette se détacha dans la clarté de l'escalier, une nuque d'or brun sous les noires torsades d'un épais chignon: c'était Rakma qui montait. Il s'effaça à demi pour la laisser passer, subitement inquiet à la pensée de ses étranges yeux, ressaisi, avec une rapidité foudroyante, par le souvenir de leurs orbes magnétiques. Mais déjà, sans débat, une curiosité pénible, comme elle le frôlait, lui faisait scruter l'ombre de ses profonds sourcils, préparé à subir la décharge des troublantes prunelles.

      Le pâle visage glissa devant lui, sans un regard, hermétique, scellé dans sa froideur. Du bout des lèvres, respectueuse, elle avait seulement émis une excuse polie; et tandis qu'il s'attardait, à son insu, distrait par le rythme de ses hanches, elle s'éloignait, diminuait vers le haut.

      Il pénétra dans son cabinet et tout à coup s'aperçut qu'il en repoussait la porte presque avec fracas. Il la rouvrit, un instant pensa à interpeller l'institutrice, mais de nouveau il s'enfermait, cette fois sans bruit, subitement honteux de cette précaution que rien ne motivait. Son attention à surveiller ses gestes surtout l'irritait.

      —Après tout, se dit-il en se jetant dans son fauteuil, cette fille est sans intérêt pour moi. Peut-être simplement ai-je cru découvrir en ses yeux le reflet de suggestions latentes en moi ou venues d'ailleurs. (C'était un magistrat amoureux des paraphrases.)

      Ce ne fut qu'au Palais, néanmoins, après avoir endossé sa robe, qu'il reconquit sa complète autonomie. Par la force de l'habitude, au moment précis d'investir sa présidence, il se composait une tête dont la symétrie, déblayée de tout alliage, concordait avec le froid appareil de la justice. Ses lèvres raidies, de lents regards récolligés sous la tombée des sourcils, il s'installait, après une suite de petites tapes sur la mèche gommée de son front. Ensuite, tandis que d'une main aux doigts en éventail, il aplanissait sur son pupitre les feuillets du rôle, les doigts de sa main libre étiraient, lissaient, lévigeaient les soies pâles de ses côtelettes en l'onction de caresses adonisiaques. Puis les deux mains se rapprochaient, allaient l'une vers l'autre (ainsi que des magistrats qui s'abordent), un instant s'entrecroisaient sous la carrure du menton, très blanches, un peu grasses, duvetées le long du métacarpe de frisons dorés. Surtout les


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