Le possédé: étude passionnelle. Camille Lemonnier

Le possédé: étude passionnelle - Camille Lemonnier


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d'abord, ulcéré par l'adultère de la femme, attesta la pourriture endémique des gens de maison, mêlés au libertinage des maîtres. Puis les sévices d'un ouvrier alcoolique sur sa femme visiblement talée de pochons ne laissèrent aucun doute quant à l'aménité des rapports de ce couple populacier. Et enfin il y eut une plaidoirie pathétique d'un jeune stagiaire, pour obtenir des juges la dissolution d'un mariage d'employés, ravagé par les violences de la femme, une virago qui, même sous l'œil sévère du président, continuait à obsécrer son pitoyable conjoint.

      Presque toujours, les magistrats novices péniblement s'affectaient des ignominies que mettait à nu, comme d'incurables lèpres, la brutalité des enquêtes; ils en demeuraient pendant un temps offensés comme au contact d'une humanité impure, corrodée d'un amas de vices irréductibles. Mais par degrés, la nausée de cette clinique malpropre s'atténuait; l'ennui des longues audiences n'était plus stimulé par d'intimes révoltes; ils s'invétéraient dans une incuriosité maussade, l'âme racornie par l'universalité du mal. Ainsi en était-il advenu de Lépervié, sans que, toutefois, personne jamais eût insinué qu'il s'était endormi pendant les audiences, comme tôt ou tard s'y oubliaient ses collègues.

      Chez lui, un soir, le front dans les mains sous la lampe, il s'interrogea. Ses humeurs malignes purgées avec le coryza, c'était comme une crise liquidée qui, maintenant, lui conférait des sensations fraîches. Jamais les baumes émollients de la famille ne l'avaient plus délicieusement saturé. Un anniversaire solennellement fêté, les quarante-deux ans de sa femme, le toucha jusqu'aux larmes. Lydie ne dissimulait pas son âge, heureuse de vieillir dans l'affection des siens. Lui-même, à table, devant ses enfants, professa qu'aucune douceur ne prévaut sur un acheminement au déclin, dans l'harmonie des mutuelles tendresses.

      Après les crépusculaires stagnations du spleen, son idiocrasie s'aérisait au vent des impulsions légères et bénignes. Une mansuétude l'inclinait à des projets de bonnes œuvres, à une commisération pour les déshérités de la vie, à un moindre dédain pour les dépossédés de la supériorité intellectuelle et morale qui le grandissait si haut dans son estime. L'orgueil de soi et sa naturelle dérivation, la présomption d'une incurable infirmité de conscience chez autrui, ces incoercibles travers inhérents à la condition du magistrat, il les sentait s'atténuer dans la suggestion d'une humanité pitoyable, plus encore que criminelle.

      —Oui, se confirma-t-il, me voilà bien, tout à fait bien à présent. Mon adynamie antérieure s'est résorbée dans cet actuel et parfait équilibre.

      «Mais qu'a-t-elle donc à me dérober ainsi maintenant ses yeux? songea-t-il sans raison tout à coup, en s'aimantant encore une fois au magnétisme du regard de Rakma. Au contraire, les miens—c'est singulier—sont toujours sur le chemin de son étrange visage. Je les crois ailleurs et inopinément je constate qu'ils les mangent comme des ventouses.

      En effet, dans ces moments, il ne croyait pas la regarder. Mais l'intrusion d'un autre homme dans sa peau, avec la curiosité sournoise d'une prunelle enchâssée dans la sienne, avait l'air de la fixer d'un œil plus subtil que son propre œil et où ensuite il s'en voulait de voir se réfléchir et se graver en une netteté d'intaille les aveux d'un sexe exotique et irrité. Même, il le reconnaissait, c'était, sans le vouloir, une persistance à la traquer dans cet effacement concerté de sa personne, la malice du chasseur s'entêtant dans le guet d'un gibier terré.

      Il en venait, dans sa rêverie, à se tourmenter de la ressemblance de ces yeux de Rakma avec le souvenir d'autres yeux immémorialement connus et qui, éteints par l'éloignement, se rallumaient en le rappel de ce brûlant et noir orient de leurs pupilles. Des yeux, se persuada-t-il, qu'il me semble avoir vus à d'autres visages, mais où, en quels temps, en quelles rencontres?

      Les paupières closes, c'était alors en sa mémoire de successives évocations de personnes, un tourbillon de visages se décomposant vertigineusement et ne suscitant nulle indication précise, une roue d'yeux de toutes les nuances gironnant pour se fondre invariablement dans un grand œil unique, cet œil de l'autre soir, impératif et triste. Au bout de cet effort, enfin se levait une évidence, le mystère d'une grande fille brune et flexible comme elle. Cette image passait dans sa vision, s'évoquait des ombres intérieures, légère, aérienne, réelle. Pourtant nul indice ne l'aidait à conjecturer où d'abord il l'avait aperçue. Une présence à la fois proche et fuyante la volatilisait à travers un lointain de flottantes nébulosités. Toujours il était sur le point de l'atteindre, parmi la dispersion de sa mémoire. Puis une ténèbre s'interposait, où encore une fois elle se reculait et n'était plus qu'un idéal fantôme.

      —Ne serait-ce donc qu'un mirage? se dépita-t-il, repris à cette manie de soliloquer, qui lui était commune avec la race oratoire et les studieux penseurs de cabinet. Ou la portais-je en mon pressentiment, pure entéléchie, en attendant qu'elle prît un corps et se mût devant moi? Mais voilà que de nouveau je rouvre la porte à cette impressionnabilité nerveuse avec laquelle je croyais en avoir fini. Moi-même je l'irrite à plaisir en m'ingérant en d'oiseux examens de conscience.

      Sans cause, l'ancienne aigreur brusquement reperça.

      Un soir, comme il s'assurait des progrès de Paule en la questionnant sur une difficulté de grammaire, il s'emporta à propos de l'explication diffuse qu'elle lui fournit. Guy, les coudes sur la table, absorbait avec frénésie la stupéfiante odyssée d'un Jules Verne fraîchement couvé et plus mirobolant que toute la ponte antérieure du même auteur. Mme Lépervié, mi-assoupie dans son fauteuil, bobinait de la laine à tapisser, abritée contre la clarté de la lampe par un écran. En l'alanguissement de soirée finissante qui silenciait la chambre, détona l'insolite acrimonie de sa sortie. Rakma, très calme, s'avança d'un pas.

      —Je crois, monsieur, qu'en lui posant la question d'une autre manière...

      Il l'interrompit sèchement:

      —Pardon, je déteste cet enseignement de perroquet. Et se tournant vers sa fille:

      —Voyons, mademoiselle, répondez.

      Paule, interdite, taquinée par l'opiniâtreté paternelle, se tortilla avec une moue de dépit enfantile. Elle ne pourrait jamais, on ne lui avait pas appris cela.

      —Mais que vous apprend-on donc alors?

      Il partit de là pour blâmer l'abusif exercice de la mémoire, presque toujours au détriment de la réflexion. (Sortez l'enfant de la routine mnémonique, il ne sait plus rien, comme quelqu'un qui, dans une forêt, ne connaîtrait qu'un seul sentier). Une joie maligne d'humilier l'institutrice sous ses redondances oratoires, stimulait sa loquèle.

      —Mon ami, intervint Mme Lépervié, Paule jusqu'à ce jour s'est toujours trouvée très bien des méthodes de son professeur. Je ne sais s'il serait profitable pour elle d'adopter un système différent.

      Redressée en ses coussins, le buste tourné vers Lépervié, elle le considérait avec étonnement.

      —Monsieur le président doit avoir raison... Sinon il ne se fût pas exprimé ainsi.

      C'était Rakma qui doucement parlait, sans l'apparence d'une révolte. Il leva la tête, étonné, presque contrit de sa rudesse. Au-dessus de lui, dans le rose demi-jour tamisé par les crépons de la lampe, se mouvaient les lourdes et indéfinissables prunelles. Oui, songea-t-il, c'est bien là la douleur du grand œil mystérieux entrevu dans les nocturnes nuées.

      Avec de sonores maillets, avec des poignards moelleux, ces yeux en lui enfonçaient le silence, le silence du mauvais gré pardonné. Il eût voulu parler, atténuer ses torts par un regret de bonne grâce. Il ne put trouver une parole; et tout ce soir (et les autres soirs, et les autres jours), il porta ce regard, comme un ver frétillant en sa chair, comme le mal vivant d'une chair cariée.

      Des jours.

      ...Assoupis, nébuleux, lointains, les nostalgiques yeux,—les yeux dissimulateurs de la créature taciturne et close qui les portait entre ses tempes, comme de mélancoliques lampes voilées, maintenant, en s'appuyant aux siens, se dilataient, injonctifs, brûlants, pareils


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