L'art de la mise en scène: Essai d'esthétique théâtrale. L. Becq de Fouquières
C'est à peine si la première proposition mérite que nous nous y arrêtions. Tout le monde sait qu'un certain nombre des théâtres de Paris ne vivent que par la mise en scène. Les ouvrages médiocres qu'ils montent ne réussissent la plupart du temps à captiver le public que par le pittoresque des décors, la richesse des costumes, l'ampleur de la figuration, ou même par les exhibitions les plus excentriques. L'art dramatique ramené ainsi à n'être que de l'art théâtral devient un art tout à fait inférieur.
Toutefois, si la première proposition ne demande que quelques mots d'explication, elle est cependant importante par une des conclusions qu'on en peut tirer et qui nous offre la résolution d'un problème intéressant. Jadis, quand il y avait des théâtres en province et des troupes qui s'y établissaient à demeure pour la saison d'hiver, les directeurs, n'ayant en général à leur disposition qu'un très maigre appareil représentatif, avaient à se préoccuper dans une certaine mesure de la valeur des pièces qu'ils montaient. Ces théâtres étaient ainsi favorables au progrès de l'art dramatique. Aujourd'hui, un autre système a prévalu. Une troupe part de Paris, avec armes et bagages, et s'en va de ville en ville, montant partout l'unique pièce qui compose son répertoire et pour laquelle elle a pu faire les dépenses d'un appareil représentatif, très supérieur à celui qu'aurait eu à sa disposition un directeur de province. Or, à la faveur de cet appareil et grâce au prestige de quelques acteurs en renom, on parvient à imposer aux applaudissements de la province des pièces d'une valeur intrinsèque inférieure. C'est ainsi que les nouvelles moeurs théâtrales et que ces troupes de voyage sont contraires au progrès de l'art dramatique. Ici, je n'ai pas d'ailleurs à examiner cette question dans les détails infinis qu'elle comporterait: je l'ai ramenée à sa plus simple expression. Je ne puis cependant résister au désir de signaler, comme la conséquence, la plus grave peut-être, du système actuel, l'anéantissement du répertoire classique.
L'examen de la seconde proposition nous conduira à une conclusion identique. L'abus ou l'excès de la mise en scène détourne le jugement du spectateur de l'objet qui devrait faire sa préoccupation principale, par suite abaisse son goût, et en même temps pousse les auteurs, qui peuvent compter sur l'effet d'un puissant appareil représentatif, à se contenter d'un succès plus facile à obtenir et à négliger la conception de leur oeuvre et la conduite de l'action. L'abus ou l'excès de la mise en scène est donc ainsi contraire aux progrès de l'art dramatique.
CHAPITRE V
Recherche d'un principe physiologique auquel puissent se rattacher les lois de la mise eu scène.—Les impressions intellectuelles et les sensations organiques s'annihilent réciproquement.
On a pu m'accorder les propositions émises précédemment et en reconnaître la justesse. En effet, elles résultent de la constatation de faits que chacun a pu observer. Mais il me paraît nécessaire de les rattacher à un point fixe et de chercher, en dehors du théâtre, une méthode de démonstration.
Or, en physiologie, ou en psychologie, comme on voudra, on admet, en se basant sur des séries d'expériences pour ainsi dire quotidiennes, et que chacun peut contrôler par ses propres observations, que notre attention, ordinairement diffuse et mobile, peut, en se concentrant sur des impressions reçues par notre esprit ou sur des sensations éprouvées par un de nos organes, nous rendre insensibles à tout ce qui ne se rapporte pas exclusivement soit à ces impressions intellectuelles, soit à ces sensations organiques. En d'autres termes, sous l'influence de préoccupations spéciales, un groupe de sensations, d'images ou d'idées, s'impose à nous à l'exclusion de tous les autres qui restent alors inaperçus. On pourrait dire, en quelque sorte, que la sensibilité énergiquement surexcitée d'un de nos organes anesthésie momentanément nos autres organes.
Les exemples sont nombreux et bien connus. Une personne absorbée par une pensée regarde fixement sans les voir les autres personnes qui sont devant elle; ou bien, captivée par un spectacle, elle n'entendra pas qu'on lui parle. Un soldat, au milieu de la mêlée, n'a pas immédiatement conscience d'une blessure qu'il vient de recevoir; il ne s'en aperçoit que lorsque le sang qui coule attire son attention. Pascal domptait la douleur par le travail, et Archimède, occupé de la résolution d'un problème, ne percevait pas le bruit du combat qui se livrait dans les rues de Syracuse. La vue des images divines, qui hantaient l'esprit des martyrs, les absorbait souvent à tel point qu'ils ne sentaient ni le fer ni le feu qui torturaient leurs chairs. Mais, pour prendre un exemple moins tragique et d'observation plus aisée, tout le monde sait que, lorsque nous voulons concentrer notre esprit sur une idée, nous fermons instinctivement les yeux, ou bien que nous fixons nos regards sur quelque angle banal et obscur de la chambre; que l'enfant, pour apprendre ses leçons, se bouche les oreilles de ses deux mains, et que le collégien qui regarde les mouches voler ne profite pas beaucoup des démonstrations du professeur. C'est à l'infini qu'on pourrait recueillir des faits semblables. Tantôt, c'est la préoccupation de l'esprit qui empêche nos regards de percevoir les formes et les couleurs ou nos oreilles de percevoir les sons, tantôt ce sont des images optiques ou des sons qui s'opposent à toute autre association d'idées.
A cette observation d'ordre physiologique on objectera, qu'en réalité il nous est possible dans le même moment d'écouter, de regarder et de penser. En effet, c'est là le cours perpétuel de la vie; mais, dans ce cas, les impressions auditives, optiques et intellectuelles doivent être assez faibles pour pouvoir être perçues toutes à la fois, car, si l'équilibre entre ces impressions également faibles vient à se rompre, la loi physiologique s'impose. Nous pouvons donc dire que, pour être perçues à la fois, des impressions auditives, optiques et intellectuelles doivent, premièrement, être très faibles ou avoir un rapport commun, et, deuxièmement, conserver entre elles la proportion d'intensité qui leur a permis de se manifester dans le même moment.
CHAPITRE VI
De la fin que se proposent les beaux-arts.—L'excès de la mise en scène nuit à l'intégrité du plaisir de l'esprit.—La lecture est la pierre de touche des oeuvres dramatiques.—La mise en scène est tantôt une question de goût, tantôt une question d'habileté.
Les arts (et pour plus de simplicité, je ne considérerai ici que la poésie, la peinture et la musique), les arts, dis-je, n'ont d'autre but que de nous fournir des impressions auditives, optiques et intellectuelles. Ils se proposent, pour fin unique: la poésie, le plaisir de l'esprit; la peinture, celui des yeux et la musique celui de l'oreille. Tant qu'un de ces trois arts borne son ambition à nous procurer, dans toute son intégrité, le plaisir particulier pour lequel il a été créé, il se maintient dans la sphère élevée qui lui est propre; il déchoit dès qu'il empiète sur le domaine des deux autres. Telles sont la musique descriptive et pittoresque, et la peinture spirituelle ou philosophique, genres bâtards, auxquels ne se laissent jamais entraîner les véritables artistes.
Le cas de la poésie est plus complexe, parce que rien ne parvient à notre esprit que par l'intermédiaire obligé de nos organes; mais la poésie elle-même déchoit si, au lieu de considérer le plaisir des yeux et de l'oreille comme subordonné à celui de l'esprit, elle emploie, pour captiver l'esprit, le prestige de la peinture ou la séduction de la musique.
La poésie dramatique, que sa nature même placerait dans une sphère inférieure à la poésie épique et à la poésie lyrique, reprend cependant sa place élevée lorsque, dans la lecture, par exemple, rien ne vient distraire notre esprit du plaisir idéal qu'elle nous procure, et que notre imagination seule fait tous les frais de la mise en scène. L'art dramatique est donc sur une pente toujours dangereuse, sur laquelle il lui est malheureusement trop facile de se laisser glisser.
Dans la représentation d'une oeuvre dramatique, tout ce qu'au delà d'une certaine limite un directeur ajoute, pour le plaisir des yeux ou pour celui de l'oreille, détruit l'intégrité d'un plaisir